A chacun sa tourtière

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En France, l’ustensile de cuisine qui sert à faire cuire des tourtes est communément appelé « tourtière ». Mais au Québec, ce mot désigne aussi le contenu, c’est-à-dire la tourte elle-même[1]. Assurément, la tourte est l’une des premières recettes connues de l’humanité, toujours composée, dans sa version de base, d’une abaisse inférieure (pâte), d’un appareil (composition culinaire), le tout recouvert d’une abaisse supérieure. Les recettes sont ensuite nombreuses, selon les produits trouvés localement. A quoi ressemble alors la tourtière du Québec ? Sur ce point, les Québécois divergent, car il n’y a pas une tourtière nationale, mais des tourtières régionales. Qu’est-ce qui distingue alors la tourtière du Lac Saint-Jean, appelée aussi cipaille ou cipâte, et la tourtière de porc que certains nomment « pâté à la viande » ? A cette question, le professeur d’université Jean-Pierre Lemasson, historien et sociologue de l’alimentation, apporte une réponse audacieuse, dans son ouvrage « L’Incroyable Odyssée de la tourtière », traduisant cependant une réflexion approfondie et rigoureuse. Le présent article adopte donc son point de vue, avec une allégation en forme de provocation. Et si la célèbre tourtière du Lac Saint-Jean, contrairement au pâté à la viande, était d’origine anglaise ?

De la Sea Pie à la cipaille

Lors de leur conquête de l’Amérique du Nord, les Anglais ont conservé leur passion dévorante pour la tourte (Pie). En traversant les mers, les marins anglais et américains, lassés de consommer du poisson, pouvaient même se régaler avec la Sea Pie, une tourte préparée avec profusion de viandes et bouillie dans un chaudron facile à transporter à bord des navires. Comment ce plat de navigateurs, qui s’était enrichi du gibier chassé en Amérique, serait-il apparu au Québec ?

The art of cookery
The Art of Cookery, le célèbre livre de cuisine de Hannah Glasse, publié pour la première fois en 1747 en Angleterre et en 1805 aux Etats-Unis, où une recette de Pie à la viande est faite « for the sea » (image dans le domaine public)

Tout porte à croire que la Sea Pie est d’abord arrivée en Gaspésie, au gré de la colonisation anglaise, où elle a été « traduite au son » par les Francophones en cipaille ou cipâte, voire six pâtes[2], trois termes devenus des québécismes. On sait que la Sea Pie ou cipaille, à plusieurs couches superposées, avait toutes les caractéristiques d’une tourte généreuse et qu’en Nouvelle-Angleterre, comme en Gaspésie, elle s’est très vite imposée lors des fêtes de fin d’année. La cipaille de Gaspésie aurait alors voyagé vers la Côte-du-Sud d’où, enrichie de pommes de terre, elle aurait gagné la région de Charlevoix puis, dans les années 1850, la rivière Saguenay et le Lac Saint-Jean. Ainsi, jusqu’aux années 1960, on parlait clairement de la cipaille du Lac Saint-Jean, très similaire à son ancêtre de Gaspésie. Que s’est-il passé ensuite ?

De la tourte à la tourtière au Québec

Revenons d’abord un siècle plus tôt, au moment où le Canada s’apprête à devenir une confédération. La Pie ou la tourte (et non la cipaille) étaient consommées dans tous les foyers. Le futur Québec, héritier du Canada français, était devenu un lieu de métissage alimentaire. A la différence des Anglophones qui utilisaient souvent du poisson ou du mouton, les Francophones préféraient les mélanges de viandes, mais appréciaient aussi les saveurs acidulées et sucrées. La tourtière (ustensile) désignait-elle déjà la tourte ? En réalité, même si, comme en France, le contenant était passé au contenu dans le langage populaire, c’était loin d’être le cas dans le langage officiel, sans doute sous le poids des normes linguistiques (Songeons à soupe et soupière !).

C’est seulement en 1860 que la tourtière est mentionnée pour la première fois comme spécialité culinaire, dans le livre de cuisine francophone « La Nouvelle cuisinière canadienne », publié par l’éditeur Louis Perrault. Cette recette de tourtière, unique en son genre, était composée de porc frais reposant sur une abaisse de pâte. Les nombreux livres de recette qui se sont ensuite succédé ont confirmé qu’au Québec, la tourtière, assimilée au pâté à la viande, était bien une tourtière de porc ou de porc mélangé avec du bœuf ou du veau. Que penser alors de la cipaille du Lac Saint-Jean ?

De la cipaille à la tourtière du Lac Saint-Jean

Lac saint-jean
Vue du Lac Saint-Jean depuis les hauteurs de Val-Jalbert, sur la rive sud, au Québec (auteur LBM1948, licence CC BY-SA 4.0)

A partir des années 1970, la cipaille du Lac Saint-Jean, héritière de son ancêtre de Gaspésie, a progressivement perdu ses couches superposées, tout en conservant ses mêmes ingrédients généreux. Comme l’affirme Jean-Pierre Lemasson, « Il fallait bien la différencier pour marquer sa nouvelle identité et son originalité à la face du monde. ». Dans les régions de Charlevoix, du Saguenay et du Lac Saint-Jean, on l’a donc appelée « tourtière », comme dans le reste du Québec. La prestigieuse tourtière du Lac Saint-Jean, reine des fêtes de fin d’année, a alors relégué au second plan la modeste tourtière de porc, assimilée à un vulgaire pâté à la viande. On a même oublié, au fil du temps, que son origine pouvait être anglaise.

Quelle tourtière au Québec ?

On comprend mieux maintenant pourquoi les Québécois peinent à s’entendre sur la véritable identité de leur tourtière. Par bonheur, le Grand dictionnaire terminologique du Québec arrive à point nommé pour nous aider à en distinguer les deux grandes catégories. Dans le pâté à la viande, les deux abaisses renferment bien de la viande de porc hachée et épicée, parfois complétée ou remplacée par de la viande de bœuf ou de veau. Quant à la tourtière du Lac Saint-Jean, elle est cuite dans un plat large et profond, à feu lent. Ses deux abaisses renferment un mélange de cubes de viandes, de pommes de terre, d'oignons et d'assaisonnements. Ce mets typique de la région, chaleureux et rassembleur, se prête parfaitement aux réjouissances familiales de fin d’année.  

Vous voulez une recette de tourtière écrite en bonne et due forme ? Voici par exemple, fournie par Recettes du Québec, une recette de tourtière traditionnelle du Lac Saint-Jean. Attention toutefois, comme on l’a compris, le sujet est sensible. Bien ancrée dans les traditions culinaires des différentes régions en période de fête, la tourtière n’a sans doute pas fini de se décliner sous toutes ses formes régionales ou familiales. Vous reprendrez bien une part de tourtière ? Mais laquelle ?

Image d’en-tête : La tourtière du Lac Saint-Jean (source www.recettesjecuisine.com/fr - « Comment faire la meilleure tourtière »).

Jean-Marc Agator

Sources

Lemasson, Jean-Pierre ; L’Incroyable Odyssée de la tourtière ; Amérik Média, Del Busso Editeur, Montréal, 2011.

Office québécois de la langue française ; Grand dictionnaire terminologique du Québec (tourte, cipaille, pâté à la viande, tourtière du Saguenay-Lac-Saint-Jean), 2023.


[1] Il ne s’agit, dans cet article, que des tourtes salées, cuites au four (sauf mention contraire).

[2] Seule la traduction phonétique semble expliquer pourquoi les Francophones ont pu penser que la Sea Pie était composée de six couches de pâte.

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