En 1707, Port-Royal était encore la capitale de l'Acadie française, dans l'actuelle Nouvelle-Ecosse. En juin et août de cette année-là, le nouveau gouverneur de l'Acadie, le Béarnais Daniel d'Auger de Subercase, repoussa victorieusement deux attaques des troupes de la Nouvelle-Angleterre placées sous les ordres du colonel John March. Cette victoire fut acquise avec l'aide déterminante de deux jeunes officiers qui s'illustrèrent ensuite comme corsaires dans une lutte sans merci contre les bateaux anglais. Ces conquêtes restèrent cependant sans lendemain puisqu'en 1713, le traité d’Utrecht cédait définitivement l’Acadie péninsulaire aux Anglais, laissant les Acadiens sous leur domination.
Mais revenons à nos deux corsaires. En 1707 ils avaient, au moins pour un temps, sauvé l'Acadie. Le premier, Bernard-Anselme d'Abbadie de Saint-Castin, d'origine béarnaise, était né en 1689 à Pentagouet (aujourd'hui Castine, Maine) et le second, Pierre Morpain, vers 1686 à Blaye, près de Bordeaux. Ces deux-là étaient faits pour s'entendre. Certes, ils partageaient le même élan patriotique et les mêmes origines du sud-ouest français, mais ce n'est pas tout. Un autre lien solide s'était établi entre eux, en Acadie même, au moment où tout semblait encore possible pour Port-Royal...
En 1701, l'un des plus précieux officiers de l'Acadie française, le Béarnais Jean-Vincent d'Abbadie, troisième baron de Saint-Castin, dût repartir en France pour mettre de l'ordre dans ses affaires personnelles. Pourquoi cet homme est-il si précieux ici ? Saint-Castin avait su gagner la confiance de la tribu abénaquise des Pentagouets, qui demeurait fidèle aux Français. Il avait même épousé la fille de leur grand chef et était devenu un chef abénaquis important. Mais trois ans plus tard, Saint-Castin ne revenait toujours pas…Face à la menace anglaise toujours plus pressante, l'Acadie française devait absolument reprendre en main ses alliés abénaquis. Que faire alors ?
En 1704, le gouverneur de l'Acadie, prédécesseur de Subercase, fit appel à Bernard-Anselme, fils métis de Jean-Vincent d'Abbadie de Saint-Castin et de sa femme abénaquise. Le jeune Saint-Castin n'avait que 15 ans mais semblait avoir les qualités requises pour rallier sa tribu des Pentagouets. Le pari du gouverneur était risqué, mais il fut gagnant ! Le jeune Saint-Castin donna la pleine mesure de ses capacités et son apport fut déterminant, lors du premier siège de Port-Royal, du 8 au 16 juin 1707, à la tête de ses guerriers abénaquis. Et notre deuxième officier, que faisait-il pendant ce temps ?
En 1706, Pierre Morpain avait obtenu son premier commandement à Saint-Domingue (aujourd'hui Haïti) et avait pour mission de poursuivre les bateaux anglais dans la mer des Caraïbes. Il était déjà un authentique corsaire, doté d'une lettre de marque délivrée au nom du roi de France qui lui assurait le sort d'un prisonnier de guerre. En remontant vers les côtes de la Nouvelle-Angleterre, sans y être expressément autorisé, il captura un bateau d’esclaves et un autre chargé de vivres. Il se dirigea ensuite vers le port français le plus proche et c'est ainsi qu'il arriva à Port-Royal vers le 15 août 1707, chargé de provisions. Il fut accueilli en sauveur providentiel car les troupes du colonel March en juin avaient dévasté les récoltes et tué les animaux d'élevage.
Du 20 au 31 août, les troupes du colonel March encore plus nombreuses tentèrent de conquérir Port-Royal mais furent une nouvelle fois repoussées. Là encore, le jeune Saint-Castin et ses Abénaquis apportèrent une aide capitale aux défenseurs de la colonie. Pierre Morpain et ses corsaires, à peine arrivés à Port-Royal, eurent aussi un rôle important. Le gouverneur Subercase pouvait être soulagé. Non seulement il avait contraint par deux fois les troupes de la Nouvelle-Angleterre à rebrousser chemin, mais il put distribuer aux colons la grande quantité de farine laissée par le jeune corsaire. Il reçut pour cela une gratification de la part des autorités royales et ne manqua pas de distinguer ses deux jeunes officiers intrépides dont il n'allait plus pouvoir se passer. Encore fallait-il les retenir à Port-Royal. C'est alors qu'une grande famille d'Acadie lui facilita la tâche...
Les exploits de Pierre Morpain à Port-Royal n'avaient pas laissé indifférente une très jeune acadienne, Marie d'Amours, qui s'était prise d'admiration pour le jeune corsaire. Leurs sentiments étaient d'ailleurs probablement réciproques. Mais le retour du jeune corsaire à Saint-Domingue était impératif. Au même moment, blessé lors de la dernière bataille contre les troupes du colonel March, le jeune Saint-Castin avait choisi d'épouser la sœur de Marie, Charlotte d'Amours, le 31 octobre 1707 à Port-Royal. Cette même année, il était aussi devenu le quatrième baron de Saint-Castin, à la mort de son père.
Les deux sœurs étaient les filles de Louis d'Amours de Chauffours, seigneur acadien de la rivière Saint-Jean, qui avait préféré mettre sa famille en sécurité à Port-Royal. Nous voilà au cœur du sujet ! Le jeune corsaire était retourné à Saint-Domingue mais son cœur était resté à Port-Royal. Le jeune baron était marié à Port Royal mais toujours épris d'aventure. Leur soif d'écumer les mers, en bons corsaires de l'Acadie, allait être la plus forte, avec des succès incroyables qui forgèrent leur réputation…
En 1709, Pierre Morpain avait décidé de remonter vers Port-Royal, sans doute encouragé par le gouverneur Subercase, pour aider la colonie qui n'avait plus reçu de ravitaillement de France depuis 1706. Avait-il la nostalgie de sa belle ? En tout cas, ses exploits furent retentissants ! En une seule sortie de 10 jours il coula quatre bateaux anglais et ramena neuf prises chargées de vivres à Port-Royal ! On comprend pourquoi le gouverneur cherchait à retenir l'audacieux corsaire qui devenait le "terrible Morepang" pour les Anglais, fut-ce en l'incitant à prendre femme en Acadie. C'est ainsi que l'accueil triomphal du jeune corsaire fut couronné par son mariage avec Marie d'Amours le 13 août 1709…
Pendant ce temps, son beau-frère, jeune baron de Saint-Castin, avait armé un bateau et s'était transformé en authentique corsaire, sans doute pressé lui aussi de harceler les Anglais sur les mers. Sa belle pouvait bien attendre… Et il n'était pas le seul ! Dans la seule année 1709, les corsaires de l'Acadie coulèrent 35 bateaux et firent 470 prisonniers. Mais malgré ces formidables succès, l'inéluctable finit par se produire, car le roi de France ne prêtait guère l'oreille à sa lointaine colonie…
Au début d'octobre 1710, la Nouvelle-Angleterre avait réuni une flotte redoutable qui assiégea et fit capituler Port-Royal et vengea du même coup l'humiliante défaite de 1707. Pendant un temps, les deux beaux-frères poursuivirent leur résistance contre les Anglais, mais séparément et chacun à sa manière. Le jeune baron s'était établi à Pentagouet, avec la double mission d'entretenir l'hostilité des Abénaquis contre les Anglais et la fidélité des Acadiens au roi de France. Quant au "terrible Morepang", il s'était établi à Plaisance (aujourd'hui Placentia, Terre-Neuve) et commandait un petit navire corsaire qui ravitaillait les résistants acadiens et micmacs autour de Port-Royal rebaptisé Annapolis Royal.
Le jeune baron finit par rentrer fin 1714 dans le Béarn natal de son père, pour régler (difficilement) ses affaires de succession. Il y mourut encore jeune, en 1720. Sa femme Charlotte d'Amours demeura en Béarn jusqu'à sa mort, en 1734. L'ancien corsaire Morpain entama en 1716 une longue carrière de capitaine du port de Louisbourg, dans l'île Royale encore française (aujourd'hui île du Cap-Breton, Nouvelle-Ecosse). Il connut ensuite son heure de gloire comme homme de guerre courageux en 1745 au moment de la bataille de Louisbourg. Mais il ne put empêcher la chute de la citadelle. Il termina sa vie en France, à Rochefort, où il mourut en août 1749, à 63 ans. Malheureusement, sa femme, Marie d'Amours, était morte jeune en septembre 1726, au terme de longues souffrances.
Les belles ou l'aventure ? Les belles bien sûr, mais que leurs vies conjugales furent courtes et, au début, mouvementées ! Au moins nos deux corsaires avaient-ils épargné à leurs épouses le triste sort des corsaires tués au combat et perdus en mer.
Jean-Marc Agator