Entre 1917 et 1919, 10.000 engagés volontaires canadiens sont venus participer à l’effort de guerre en Gironde et dans les Landes. Leur mission : l’abattage de pins destinés à l’élaboration des tranchées et la fabrication des traverses de chemin de fer. Ils sont membres du Corps Forestier Canadien créé en 1916 à la demande du gouvernement britannique. Ils arrivent de toutes les provinces canadiennes, y compris des plus lointaines, Saskatchewan, Colombie Britannique, mais aussi Ontario, Québec et les Maritimes, anglophones et francophones mélangés. Entre juin 1917 et le printemps 1919, ils abattront près d’1,5 million de pins dans la forêt de Gironde et des Landes. Ils travaillent sans relâche, montent des scieries mobiles qui se déplacent sur les lieux de coupe, laissant derrière eux des collines de sciure, à tel point que dans certains villages on commence à s’inquiéter pour le devenir de l’activité à venir des forestiers locaux. La guerre s’arrêtera bien un jour…
Inutile de chercher le moindre érable au lieu-dit « Les Canadiens » à Andernos. C’est juste un lieu de mémoire, à l’aspect de zone artisanale. L’endroit, comme 3000 hectares alentours, constituait l’ancien domaine de Saussouze appartenant au début du 20ème siècle à une famille à la fois aisée et plutôt philanthrope. L’immense propriété, marécageuse à l’origine, avait été plantée de pins pour fixer les sols et en extraire la résine, des puits avaient été forés pour l’alimentation en eau douce des communes littorales, des réservoirs à poissons avaient été aménagés. Travail de titan du premier propriétaire Paul Javal poursuivi par l’une de ses filles qui avait fait construire sur un terrain de 5 hectares un aérium pour enfants déshérités atteints de tuberculose (1). La propriétaire du domaine, Madame Wallerstein, sans descendance directe, faisait exploiter la pinède, vendant coupes de bois et dérivés de la résine. Après accord entre elle et le gouvernement français, les bûcherons locaux, pour la plupart mobilisés sur les fronts du nord et de l’est, vont être remplacés par des jeunes Canadiens qui coupent et font tourner leurs scieries mobiles fonctionnant 20h sur 24. Pour les aider, on détache des supplétifs de l’armée française ou des alliés. C’est ainsi qu’en plus de l’anglais, on entendra parler russe dans la forêt girondine dans laquelle se dressent des tentes pour abriter les travailleurs et quelques baraquements dont peu de traces subsistent. Selon le Colonel G.W Nicholson (2) le Corps Forestier déployé dans les divers sites français a produit 70% de tout le bois de charpente utilisé par les armées alliées sur le front de l’Ouest.
Tous comme leurs scieries mobiles, les forestiers canadiens ont apporté quelques innovations dans les techniques de sciage, en particulier l’utilisation de bancs de scie pouvant être manipulés par un seul opérateur dont les forestiers girondins s’inspireront par la suite. D’un autre côté, les Canadiens se montrent intéressés par les techniques ancestrales de gemmage et de récupération de la sève de pin utilisés par les résiniers locaux, techniques qui s’apparentent à celles pratiquées par les acériculteurs canadiens. Cela crée des liens même si la crainte d’une déforestation totale des secteurs concernés autour du Bassin d’Arcachon et dans les Landes jusqu’à Dax, agitent certaines réunions de conseils municipaux. Il y eut même quelques plaintes de communes adressées à Georges Clémenceau pour demander que l’Etat limite l’action des « faiseurs de sciure ». Alors que la guerre s’intensifie, en novembre 1917, un hôpital de 50 lits est construit à Facture, puis un autre à Lanton, venant s’ajouter aux lits occupés par les blessés alliés dans l’hôpital de Bordeaux. L’Etat-major canadien s’installe en février 1918 à Facture, au croisement des routes qui mènent à Bordeaux vers l’est et dans les Landes vers le sud. On y soigne les accidentés du travail, mais aussi des blessés qui arrivent des divers fronts. En terre girondine, on dénombre aujourd’hui une soixantaine de tombes d’engagés canadiens morts des suites de leurs blessures ou de la terrible épidémie de grippe espagnole qui fit 400.000 morts en France selon les données officielles.
A Andernos était cantonnée la 48ème Compagnie du Corps forestier canadien, appartenant au 165ème Bataillon, originaire du Nouveau-Brunswick, composé en majorité d’Acadiens francophones. Sur les 900 membres du 165ème Bataillon, 532 furent acceptés pour le service Outre-Mer et alors qu’ils pensaient se retrouver en première ligne, ils furent transférés au Corps forestier en raison de leur manque d’expérience. Selon Gregory Kennedy, enseignant à l’Université de Moncton (Nouveau-Brunswick), l’âge moyen de ces recrues était de 22 ans, 1/5 d’entre eux étaient des agriculteurs, tous étaient portés par le mouvement nationaliste de « Renaissance acadienne entrepris depuis la fin du 19ème siècle » (3).
A la fin du conflit, une vingtaine de jeunes hommes avaient trouvé chaussure à leur pied en terre girondine. Ils repartirent accompagnés de leurs « war brides » se faire démobiliser au Canada. Quelques-uns d’entre eux revinrent définitivement s’établir sur les bords du Bassin d’Arcachon. Tel fut le destin de Joseph Thomas Daigle (d’Aigle) de la paroisse de Saint Charles du comté de Kent, reconverti en pépiniériste à Andernos où vivent encore quelques-uns de ses descendants.
Claude Ader-Martin
PS : Merci à Jean-Michel Mormone de m’avoir donné accès à son travail de mémoire sur le Corps Forestier Canadien dans le Sud-Ouest.
Photo à la Une : Pinède au bord de la plage d’Andernos. Bassin d’Arcachon (Crédit Getty Images).
(1) En 1914, il deviendra hôpital militaire géré par la Croix Rouge jusqu’en 1919.
(2) Dans « Histoire officielle de la participation de l’Armée canadienne à la première guerre mondiale ».
(3) Port Acadie (Revue interdisciplinaire en Etudes acadiennes), Université Sainte-Anne, Nouvelle-Ecosse, 2017.