Quel est le point commun entre la ville de Lévis, située sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent, face à la ville de Québec, et le château de Ventadour, dont les ruines surplombent la commune de Moustier-Ventadour, en Haute-Corrèze ? La réponse ne va pas forcément de soi. Il s’agit de la « Maison de Lévis », une vieille famille de la noblesse française connue dès la fin du 12e siècle, originaire du village de Lévy, aujourd’hui commune de Lévis-Saint-Nom, dans les Yvelines. Issus de deux branches différentes de la famille, deux personnages se sont en effet particulièrement illustrés dans l’histoire de Lévis, au Québec. Le premier, Henri de Lévy[1] (Lévis), duc de Ventadour, a été vice-roi de la Nouvelle-France de 1625 à 1627. Le second, François-Gaston[2], chevalier de Lévis, a gagné la bataille de Sainte-Foy, aux portes de Québec, le 28 avril 1760. On peut donc légitimement se demander de qui la ville de Lévis tire son nom. François-Gaston ou Henri ? En réalité, même si les habitants de Lévis désignent aujourd’hui le vainqueur de Sainte-Foy, l’histoire de la ville nous invite à plus de prudence…
En 1861, lors de la fondation de la ville de Lévis, c’est bien le nom de l’illustre famille française qui a été choisi. Au même moment, à Québec, était érigé le monument des Braves honorant la mémoire des soldats morts, un siècle plus tôt, lors de la bataille de Sainte-Foy. Toutefois, selon l’historien Yves Hébert, la ville n’a commencé à établir un lien entre son nom et le chevalier de Lévis qu’à partir de la fin des années 1880. A cette époque, à Québec, le programme statuaire du tout nouveau Parlement du Québec venait de commencer[3], en mettant à l’honneur les héros nationaux. En 1895, une statue du chevalier de Lévis était ainsi ajoutée en façade du Parlement, parmi celles des grands personnages de la nation. Une réplique de cette statue de bronze trône maintenant à Lévis, depuis 2013, sur la Terrasse du Chevalier de Lévis, marquant ainsi le profond attachement de la ville à ce personnage exceptionnel. Et pourtant, la question reste posée. Puisqu’on ne parlait pas encore de François-Gaston de Lévis au moment de la fondation de Lévis, de qui la ville tire-t-elle son nom ?
Revenons en 1629, plus précisément au 19 juillet, à Québec. Samuel de Champlain déplore l’arrivée des vaisseaux anglais des frères Kirke derrière ce qu’il nomme pour la première fois le « cap de Lévy », devenu par la suite « pointe de Lévy » puis enfin « pointe de Lévis ». Le cap de Lévy est ainsi clairement mentionné sur sa carte de la Nouvelle-France publiée en 1632. Pourquoi Lévy ? En 1625, Champlain avait été confirmé comme lieutenant par le nouveau vice-roi de la Nouvelle-France, Henri de Lévy, duc de Ventadour. Il était donc naturel qu’il honore son illustre protecteur. C’est sur ce territoire que se sont installés, à partir de 1648, les colons de la seigneurie de Lauzon et qu’a été fondée, en 1679, la paroisse de Saint-Joseph-de-la-Pointe-Lévy[4]. Bien plus tard, la création du comté de Lévis, en 1855, sur le territoire de la seigneurie de Lauzon, a forcément influencé le choix du nom de la ville de Lévis. Mais c’est seulement à la fin du 19e siècle que la ville a pu mesurer la portée de son attachement symbolique à la famille Lévis…
Projetons-nous au 20 avril 1890, à Lévis, dans l’église Notre-Dame de la Victoire. L’archevêque de Québec prononce la bénédiction d'une statue miraculeuse de la Vierge, en présence de nombreux fidèles. Il s'agit en fait d'une réplique en bois de la statue originale de l'abbaye Notre-Dame de la Roche, dans les Yvelines, fondée au 13e siècle par la famille Lévis. Après la Révolution, en 1809, la statue originale en pierre et en marbre avait été transférée en l'église paroissiale de Lévis-Saint-Nom, où elle est encore vénérée. Vers 1888, c'est l'abbé canadien Henri-Raymond Casgrain, alors en voyage en France où il préparait son ouvrage important sur Montcalm et Lévis[5], qui avait eu l'idée de faire reproduire la statue de la Vierge en l'église de Lévis. Il avait pu compter sur l'enthousiasme des descendants de la famille Lévis, heureux que la Vierge de leurs ancêtres soit honorée au-delà̀ de l'océan, dans une ville qui porte leur nom. Et qu'il s'agisse de celui du vice-roi du Canada ou du vainqueur de Sainte-Foy, compagnon de Montcalm, importe finalement assez peu.
Image d'en-tête : Panorama du Vieux-Québec avec, au loin, l’île d’Orléans et la pointe de Lévis (auteur Laurent Bélanger, licence CC BY-SA 4.0)
Jean-Marc Agator
Yves Hébert ; Ville de Lévis, ses diverses origines toponymiques ; janvier 2020.
Joseph-Edmond Roy ; Histoire de la Seigneurie de Lauzon ; Membre de la Société Royale du Canada, Maire de la ville de Lévis ; Premier volume, Lévis, 1897.
Sites internet : Amis de l'abbaye de Notre-Dame de la Victoire (statue miraculeuse de la Vierge) ; Bibliothèque nationale de France (Henri de Lévis Ventadour) ; Commune de Lévis Saint-Nom (Histoire locale) ; Dictionnaire biographique du Canada (François Gaston de Lévis, Samuel de Champlain) ; Ministère de la Culture (Ruines du château de Ventadour) ; Ville de Lévis (Histoire et patrimoine) ; Ville de Québec (Patrimoine).
[1] Henri de Lévy, né en 1596 au château de Moustier-Ventadour (Corrèze), est issu de la branche Lévis-Ventadour.
[2] François-Gaston de Lévis, né en 1719 au château d’Ajac, près de Limoux (Aude), est issu de la branche d’Ajac, cousine de la branche Lévis-Mirepoix.
[3] Après l’inauguration officielle du nouveau Parlement (avril 1886), le programme statuaire, mis en œuvre entre 1889 et 1969, a inclus 26 statues en façade d’explorateurs, de missionnaires, de fondateurs, de gouverneurs et d’hommes politiques des périodes française et anglaise.
[4] La paroisse est érigée canoniquement en 1694.
[5] H-R. Casgrain ; Guerre du Canada, 1756-1760, Montcalm et Lévis ; édition originale en 1891.