Comment ce modeste Pyrénéen est-il devenu une figure incontournable de l'histoire américaine? La première crise américano-cubaine, c'est lui. L'Amérique sur la scène internationale et la course à l'isthme transatlantique (futur canal de Panana), c'est encore lui. Sénateur de Louisiane à Washington, ambassadeur des Etats-Unis à Madrid, proche des milieux républicains européens, il a embrassé toutes les grandes luttes pour la liberté au XIXe, jusqu'à donner son nom à l'un des Liberty Ships, venus libérer l'Europe pendant la Seconde Guerre Mondiale.
L'ouvrage de Catherine Chancerel "L'homme du grand fleuve" nous embarque dans le parcours épique de ce brillant avocat du Sud jusqu'à sa consécration politique au Sénat américain. Cette étude très bien documentée de plus de 500 pages, digne d'un roman d'aventures, nous met dans la peau de ce leader démocrate, aujourd'hui oublié sauf dans les livres d'histoire américains.
Né en 1801 et fils d’un juge de paix de l’Ariège, Pierre Soulé grandit à Castillon-en-Couserans dans une famille de notables issus du peuple. Vif et intelligent, ce mountagnol dont le père rêve d’une carrière ecclésiastique pour son fils, connaîtra un tout autre destin.
Il étudie d’abord au collège des Doctrinaires de Toulouse, puis à Bordeaux où il suivra une formation ès lettres classiques tout en adhérant aux idées des sociétés secrètes libérales très en vogue auprès des jeunes, proches de La Fayette pour la liberté et la volonté de changement. En 1816, il est exilé en Navarre pour ses activités anti-royalistes. De retour en France, il étudie à la Faculté de droit de Paris et s’inscrit au barreau de cette ville. Il devient journaliste et lance le journal « Le Nouveau Nain jaune » où il publie de nombreux pamphlets révolutionnaires avec d’autres journalistes engagés. Jugé en 1825 pour délit de presse pour offense à l’église et au roi, il s’évade en Angleterre avant de s’embarquer pour Haïti, impressionné par cette première république noire mais très vite déçu par la réalité du terrain, il part pour Philadelphie, New York (2) avant de rejoindre la Nouvelle-Orléans où vit une importante population créole francophone. Grâce à l’appui de La Fayette et à l’aide financière de négociants français installés à New York, il va rapidement développer un réseau de relations influentes (3). Il a tout juste 24 ans !
La Nouvelle-Orléans deviendra sa ville : il s’y marie (4), apprend l’anglais et pratique le droit. Naturalisé américain et travailleur infatigable, il devient très vite un avocat très connu et recherché dans cette ville en plein boom économique, il y fonde une banque (5). Il gravit tous les échelons des loges maçonniques jusqu’à devenir le président de la loge la plus influente de la ville. Ruiné par le krach boursier de 1837, il devient avocat du coton vers 1839 (6). L’achat du château de Coumes face à Castillon relance son rêve de retour au pays mais en 1842, il retrouve une France déchirée et des ariégeois prêts à émigrer. Son destin sera désormais américain.
Fortement impliqué dans la rédaction de la nouvelle Constitution de Louisiane, il profite d'un renouvellement de législature pour devenir Sénateur de la Louisiane et rejoindre ainsi le cercle de la Maison Blanche dont il deviendra un des leaders démocrates de 1846 à 1853 avant d’être nommé ambassadeur à Madrid avec une mission à haut risque : faire entrer Cuba, province espagnole, dans le giron des Etats-Unis. La mission échouera, il en sera le bouc émissaire.
Lors de la guerre de Sécession, opposé aux idées sudistes de séparation, il reste cependant loyal à la Louisiane. En 1862, lorsque la Nouvelle-Orléans est prise, les autorités le mandatent pour négocier la reddition et ainsi sauver la ville de la destruction. Son refus de prêter serment au général Butler lui vaut d’être arrêté.
Emprisonné à Fort Lafayette (NY), puis libéré sur parole, il finit par s’exiler à La Havane, puis au Mexique avant de rentrer éreinté et ruiné quelques années plus tard à la Nouvelle-Orléans, où il décède le 26 mars 1870, inhumé au cimetière de Saint-Louis n°2.
Oui et non. Non, car la constitution américaine exige d’être né américain. Oui, car son nom a circulé pour les primaires démocrates. Lors des élections présidentielles de 1840, il était un leader du Sud et du parti démocrate. C'est un brillant orateur qui a le sens de l'histoire, de l'argumentation et du paradoxe quitte à être populiste pour atteindre son objectif. Libéral et homme de réseaux, c’est un humaniste qui a foi en l’homme, il croit au progrès et aux vertus de la démocratie. Il est entré en politique comme défenseur des valeurs comme le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le suffrage universel, le droit de vote pour les étrangers, l’accès au savoir et l’éducation pour tous, le vote de la loi qui a presque aboli la peine de mort… et aussi l’inscription du bilinguisme dans la Constitution de Louisiane. Quant à l’esclavage (7), même s’il lui a complaisamment reconnu valeur de "paix sociale", héritage européen et absence juridique dans la Constitution, il en hait les fondements et a parfaitement conscience qu’il est voué à disparaître. En 1853, il soutient la libération de Salomon Northup, né libre au Nord mais vendu comme esclave dans une propriété à Bayou Boeuf Louisiane.
Sa pensée moderne, et les réformes audacieuses qu’il défend ne lui ont pas valu que des amis. Sur sa route, deux partis antagonistes en présence : celui des démocrates et de la population créole dont il fut un porte parole et celui des wighs (futurs républicains), c’est-à-dire des anglo-américains. Pour en connaître un peu plus sur ces clivages politiques et l'étendue des batailles politico-juridiques menées par Pierre Soulé au Congrès américain ou le bassin Caraïbes, je vous invite à lire l’ouvrage de Catherine Chancerel, fruit de dix ans de recherche et digne d'un roman d'aventures.
Anne Marbot
(7) Depuis l’interdiction de la traite en 1808, ce sont les commissaires marchands d’hommes pour le marché intérieur qui prennent la suite des négriers. Ce commerce ignominieux mais parfaitement légal englobe 13 états esclavagistes dans un pays qui en compte 26, une parité rigoureuse sur laquelle repose le fonctionnement politique au Sénat (2 représentants par Etat, quelle quoi sa taille). Ces états esclavagistes assurent la quasi totalité des rentrées de devises dont les Etats-Unis ont besoin pour leur développement industriel.