Les livres d'histoire nous apprennent que le 16e siècle est celui de la Renaissance et que l'imprimerie inventée au siècle précédent a permis l'émergence de nouvelles idées artistiques, religieuses et intellectuelles. En effet, les Européens viennent de "découvrir" le Nouveau Monde, le miroir est inventé par les Vénitiens, la montre de poche par les Allemands, les marins utilisent leurs premières boussoles, les premiers mousquets, armes à feu individuelles font leur apparition dans les mains des soldats. Galilée réfléchit à son premier microscope. Pourtant, le citoyen ordinaire mène une existence que la religion, et la religion seule, colore à chaque minute... On processionne interminablement en psalmondiant à tout va en mauvais latin, on s'entasse dans les églises. Nul ne peut se passer d'un ou de plusieurs saints patrons auxquels il a recours en toutes circonstances et l'existence exige l'usage d'un grand nombre de reliques. Elles s'utilisent en potions et en poudre. Donc on en fait commerce. Pas étonnant alors que les croyants obnubilés par leur futur séjour dans l'au-delà soient sensibles au système des indulgences destinées à raccourcir leur passage au purgatoire avant l'entrée définitive au paradis. Ce système, commercial lui aussi, est mis en place officiellement par l'Eglise dans le but avoué de financer la construction de Notre-Dame de Paris. C'est ainsi que tout commence par un scandale ...
Outré par le fait que l'institution catholique vende en quelque sorte des places pour un accès direct et privilégié au paradis, le moine Martin Luther, docteur en théologie en Basse Saxe, publie en 1517, les 95 thèses, liste de propositions qui sont à l'origine du schisme entre Catholiques et Protestants au moment même où François 1er vient de monter sur le trône de France. Le roi est puissamment soutenu par sa mère Louise de Savoie ainsi que par sa soeur aînée Marguerite d'Angoulême-future grand-mère d'Henri IV- qui deviendra sa conseillère la plus influente. Le jeune roi est pieux mais sensible au nouveau courant qui en appelle aux sources de l'Ecriture. Tourné vers la culture italienne, promoteur de la Renaissance des arts et des lettres, il est favorable aussi à une renaissance de l'Eglise.
Marguerite, femme de lettres, est proche de Guillaume Briçonnet, évêque de Meaux, défenseur de la traduction en français des Ecritures et porteur d'un projet de réforme épiscopale centré sur la recherche de prêtres capables de prêcher l'évangile aux laïcs dans leur langue maternelle et non en latin. En 1538, François 1er et le puissant Charles Quint, ennemis de toujours, en s'accordant une paix mutuelle s'entendent pour combattre les hérétiques de tous bords. Marguerite se retire en Navarre, le Roi réaffirme haut et fort son attachement au catholicisme, mais il a compris que s'il veut renforcer son pouvoir et oeuvrer à l'unification du Royaume de France, il ne peut le faire qu'en affaiblissant celui de l'église.
L'objet premier de l'Ordonnance que le roi signe le 10 août 1539 en son château de Villers-Cotterêts est une ordonnance générale de justice. Les deux premiers articles portent sur l'interdiction de porter les affaires civiles devant les tribunaux ecclésiastiques et les douze suivants ordonnent la création de registres d'état civil. L'article faisant référence à l'usage du français n'est que le 111e sur 192. Ce n'est donc pas uniquement l'attachement à la langue française qui a poussé François 1er à réformer. De plus, l'Ordonnance royale ne vise pas à imposer le français comme langue unique dans le royaume puisque seuls les textes juridiques ont l'obligation d'y avoir recours. Elle ne s'applique pas aux parlers régionaux ou aux patois. Sous François 1er, le français est la langue du roi, celle du pouvoir. Parler français, c'est faire preuve d'éducation, privilège réservé à l'élite. Aux 17e et 18e siècles, point n'est besoin de promouvoir une langue parlée dans toutes les cours d'Europe! Sous l'Ancien Régime, il n'y aura jamais de réelle politique linguistique et il faudra attendre la Révolution pour que l'on s'empare de la question. La 1ère République, par décret du 2 thermidor An 2 (= 20 juillet 1794), impose le français comme seule langue de toute l'administration et ce n'est que sous la 3e République avec les lois Ferry des années 1880 sur l'instauration de l'école primaire laïque et obligatoire que l'usage du français se généralise sur tout le territoire. L'Etat se donne alors les moyens d'y parvenir, parfois même de manière coercitive.
En revanche, dans l'ancienne colonie française du Canada, la question de l'unité linguistique s'était posée bien autrement. En effet, dès la fin du 17e siècles, des observateurs constatent que tout le monde parle la même langue au Canada alors que la population des dispersée sur un large territoire. Le professeur Jacques Leclerc de l'Université de Laval s'est penché sur la question. Il a constaté que dans la première moitié du 17e siècle, les immigrants arrivant de Nouvelle-France, se répartissent en trois groupes : ceux qui parlent français (celui de l'Ile de France où se trouve la cour) et avec eux, les nobles, les officiers, les administrateurs, le clergé et qui représentent environ 40% des personnes. Deux autres groupes d'égale importance se partagent d'un côté entre ce que le professeur Leclerc appelle les "semi-patoisants", majoritairement originaires de Bretagne, du Poitou et de la Bourgogne qui parlent leurs patois mais comprennent le français, et le reste qui ne s'exprime qu'en patois. Alors que les "Françisans" sont minoritaires, on constate qu'aucun patois ne survivra longtemps au Canada et que le français s'impose très vite alors qu'aucune politique linguistique n'est imposée. L'universitaire en déduit que le facteur déterminant est le rôle joué par les femmes dans la supériorité de l'utilisation du français.
En dépit du fait que les femmes étaient minoritaires, la majorité d'entre elles parlaient le français et le transmettaient à leur progéniture. Quand on sait que le système éducatif a été mis en place dès les premières années de la colonisation et que l'éducation était donnée en français par les religieux, on comprendra aisément que le "françois" ait rapidement devancé les divers patois. Cette tendance s'accentuera après l'arrivée des premiers contingents de Filles du Roy majoritairement originaires d'Ile de France. C'est ainsi que la population canadienne française a réalisé son unité linguistique deux siècles avant la France. Il ne restait plus à la langue française d'Amérique du nord à évoluer à sa manière et en toute indépendance par rapport au français de France.
A une époque où dans les pays francophones, certains évoquent le déclin de la langue française au profit d'un "globish" à consonnance anglo-saxonne, il n'est pas inutile de rappeler combien le fait linguistique est d'abord un fait politique. Nulle langue ne peut se maintenir à la fois sans la volonté réelle de ceux qui l'emploient et sans l'appui des pouvoirs publics. Qui veut la fin, veut les moyens.
Le 483e anniversaire de la signature de l'Ordonnance de Villers-Cotterêts est une occasion de nous en souvenir.
Claude Ader-Martin
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