La manufacture de porcelaine Haviland, implantée au nord de Limoges, fête cette année ses 180 ans avec une première mondiale pour l'occasion : le premier service de table connecté grâce à un QR code en or incrusté au dos de son nouveau service "Rêve du Nil", une invitation au voyage, du passé des grandes civilisations à l'avenir. Chaque nouvelle collection Haviland est un événement pour les amateurs d'art, les collectionneurs, ou les passionnés des arts de la table. Aujourd'hui, l'essentiel du marché est à l'export soit 70% qui se répartit entre les Etats-Unis, le Moyen-Orient et la Russie.
Au départ, il s'agit non seulement d'une aventure familiale franco-américaine mais aussi d'un album d' histoire de l'art qui se déroule depuis 1842 entre les Etats-Unis et la France, de nombreux services de table figurent en bonne place à la Maison Blanche, au Smithsonian Museum ou sur les tables de familles "créoles" à la Nouvelle-Orléans. Qui est à l'origine de ce succès ? leur impact sur le marché américain dans la seconde moitié du 19e siècle ? Aujourd'hui, Haviland est une marque mondiale, synonyme de qualité, de prestige et d'innovation.
Les Haviland appartiennent à une très ancienne famille établie dans le Cotentin lors des invasions normandes. Au début du 17e siècle, un certain William émigre en Amérique, on le retrouve à Providence (1) en 1648 où il rejoint la colonie « Quaker ». Descendant des premiers colons, David, né en 1814, exploite, avec son frère ainé, un magasin de marchandises diverses, parmi lesquelles de la vaisselle anglaise, à New York qui deviendra la société Haviland Brothers en 1852.
La crise économique américaine de 1830 et l'opportunité de diversifier l'activité commerciale avec de la porcelaine dure (2) favorisent le départ de la famille Haviland pour la France. Ils sont accueillis en 1841 chez des amis quakers, fabricants de porcelaine à Foecy dans le Berry. En 1842, fasciné par le kaolin, David s'installe à Limoges proche des gisements de kaolin, l'argile blanche nécessaire à la production de porcelaine. Il fait le tour des usines existantes, sélectionne les porcelaines et les expédie à ses frères restés à New York. Ce nouveau produit plaît à la clientèle américaine, il peut envisager de faire ses propres moules, il devient lui-même décorateur : il achète du "blanc" et décore lui-même des produits spécifiques pour l'export. Entre 1842 et 1853, les exportations de porcelaine française vers les Etats-Unis passent de 753 à 8 594 tonneaux, principalement grâce à Haviland.
Dès 1853, ses récompenses à la World Fair de New York ou encore à l'exposition universelle de Paris en 1855, lui confèrent une notoriété comparable à celle des grands crus bordelais. Avec un marché assuré et un chiffre d'affaires en pleine croissance, il peut se permettre des investissements importants pour la construction d'une usine et la maîtrise de toute la chaîne de fabrication.
Seul bémol à ce succès, la guerre de Sécession en Amérique marque l'arrêt momentané des exportations vers les Etats-Unis : la société Haviland Brothers à New York est en difficultés financières, les limousins fondent une société de droit français Haviland et Compagnie fondée en 1864, la construction de l'usine sera différée en attendant des jours meilleurs. David sera précurseur à Limoges dans la formation avec l'ouverture d'une école destinée à accueillir une centaine de peintres qualifiés. Le souci de la formation de leurs employés dans les domaines artistiques et techniques est constant chez les Haviland, ce qui leur permet de prendre de l'avance sur leurs concurrents. La famille reste américaine, unie par un style de vie, une éthique basée sur le travail et l'efficacité mais aussi attachée à la vie sociale de son usine.
A la fin de la guerre, le second fils, Théodore (1842-1919) doué pour le commerce, part pour les USA afin de développer un réseau commercial original sur un territoire en plein expansion, il va imposer la marque Haviland jusqu'à la Maison Blanche. Le style Haviland présente déjà un bel équilibre entre matière et décor, une minutie accordée au détail. Le succès est immédiat et la fabrique de Limoges peine à livrer, les expéditions en tonneaux passent de 2 872 en 1867 à 5 500 en 1872. Désormais, les investissements repartent à la hausse et permettent l'achat de nouvelles machines et techniques de façonnage, de cuisson et de transfert de décors par la chromolithographie (3) ou encore la capacité de nouveaux fours à produire plus de 2 000 assiettes ... à chaque chauffe. L'évolution de l'activité artisanale vers la production industrielle sera l'oeuvre de Charles Edward, le fils aîné. Doté d'un outil industriel de premier ordre, et leader sur le marché, Charles Edward Haviland prend la direction de la Manufacture en 1865, devenue la plus moderne, la plus grande et la plus prospère de France.
Au début des années 1870, la complémentarité des frères Haviland s'organise autour des 3 pôles : atelier, usine et maison de New York (4), les conditions de vente sont favorables aux Etats-Unis : le territoire s'organise (5), les Américains s'intéressent à la décoration intérieure, la société de consommation naissante a besoin de créer des modes, tous ces facteurs font décoller les ventes. Pour la maison Haviland, il s'agit d'un challenge permanent entre recherche artistique de haut niveau et finalités commerciales face à la concurrence asiatique et européenne. Il leur faut concilier le goût européen avec celui de la société américaine plus orientée vers l'objet pratique ou de grande dimension au fil des modes. Leur force est d'avoir proposé une production de qualité à toutes les classes sociales américaines sans nuire à leur image d'excellence.
Mais la porcelaine reste un produit de luxe, Charles a conscience du caractère traditionnel de sa production. Il recherche des idées nouvelles et originales qu'il ne trouve pas localement, il décide de faire appel à un artiste, Félix Bracquemond, alors chef d'atelier de peinture de la Manufacture de Sèvres à qui il confie la direction de l'Atelier d'Auteuil qu'il vient de fonder pour en faire un atelier de création et d'impression de décors . S'inspirant des grands mouvements artistiques de l'époque : impressionnisme, art japonais... le choix de Bracquemond, peintre aquafortiste et graveur, s'avère judicieux car il lui servira dans le perfectionnement de la technique de la chromolithographie. De plus, il connaît le tout Paris des artistes, parfaitement intégré aux milieux qui se consacrent à la réflexion sur l'art, les arts appliqués en Europe. Bien entourés, les deux frères deviennent rapidement des collectionneurs avertis et érudits, Charles épousera la fille de Philippe Burty, critique d'art et collectionneur.
En 1879, Haviland sera sélectionné pour réaliser le service du Président Rutherford B. Hayes en raison de sa notoriété liée à de précédentes livraisons à la Maison Blanche dès 1853, et de sa capacité à faire face à une grosse commande-plus de 1000 pièces- mais aussi à la qualité des objets présentés à l'exposition de Philadelphie en 1876. Le service représente un décor où la faune est associée à la flore pour l'ensemble du territoire américain soit plus de 150 aquarelles signées par l'Américain Théodore Davis et Haviland avec quelques innovations techniques comme l'assiette avec coquilles d'huîtres en relief ou encore celle du cordage d'un panier indien. La représentation de la nature réaliste et mythique à la fois, la symbolisation des attributs du pouvoir de la jeune nation américaine sont très appréciés du public.
A la fin des années 1880, Théodore revient des Etats-Unis et crée sa propre entreprise à côté de celle de son frère (6). Il construit une usine moderne et adopte une stratégie différente, celle d'offrir à la clientèle des décors inédits du style Art Nouveau. William Dannat, fils de Théodore en devient le directeur en 1919. Après la Grande Guerre, le marché est en pleine mutation, il faut innover. Pour maintenir la tradition familiale de qualité, belle et contemporaine des mouvements artistiques les plus avancés, William fait appel à des artistes avant-gardistes. Il s'entoure des designers, peintres et sculpteurs les plus qualifiés de leur temps tels Dufy, Sandoz, Dali, Suzanne Lalique (7), Picasso etc.
Suite à différents mouvements sociaux et au décès de William Haviland en 1967, son fils Théodore, deuxième du nom, vend ses actions. C'est la fin de la direction de la famille Haviland.
En 2005, le groupe Financière Saint-Germain rachète la manufacture puis l'orfèvrerie Europ Felix et ensuite la cristallerie Royale de Champagne afin de dynamiser l'offre des arts de la Table. En 2011, elle reçoit le label "Entreprise du patrimoine universel" que l'Etat décerne en reconnaissance d'un savoir-faire unique qui repose sur des techniques anciennes.
Côté innovation, elle crée en 2015, la première assiette recto verso, utilisable des deux côtés comme son nom l'indique, et en 2022, le premier service de table prestigieux connecté.
Une continuité dans la tradition familiale Haviland.
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Notes