A gueter(“bon appétit”), auraient pu dire les colons de la Côte des Allemands, le long du Mississippi, face à cette nouvelle manne. Cet apport de nourriture vient, comme souvent en Louisiane française, du fleuve et des bayous, et sous la forme d'un poisson venu d'ailleurs : la, ou plutôt les carpes asiatiques.
Petit précis de biologie
Il existe 4 espèces de carpes asiatiques : la carpe à grosse tête, la carpe de roseau, la carpe argentée et la carpe noire. Leur poids peut atteindre 40 kilos pour une longueur d’1 mètre et une espérance de vie de 15 ans.
Ces poissons se nourrissent de végétaux, de plancton et divers insectes. C’est afin de contrôler la prolifération d’algues dans les rizières et les bassins de traitement des eaux usées, que ces carpes sont utilisées depuis des siècles en Chine et en Asie du Sud-Est. Cet atout a intéressé les pisciculteurs dans le delta du Mississippi.
Ce “drame écologique d'ampleur continentale”, selon les spécialistes, a débuté par la fuite de certains spécimens des cages d'élevage de poissons-chats, à l'occasion d’inondations en 1993, près du Golfe du Mexique.
En tant qu’espèce invasive, la “carpe asiatique” n’a pas de prédateurs naturels en Amérique du Nord, au plus les pélicans et les aigles attrapent-ils quelques alevins ou juvéniles. Mais elle a la capacité de grandir très rapidement, 30 cm en 1 an, afin d’échapper à ses ennemis.
Les herbiers qui servent habituellement de nourriture et de lieux de reproduction aux poissons natifs sont dévorés. La carpe noire consomme de grandes quantités de mollusques et invertébrés, dont certains escargots en voie de disparition.
La carpe finit donc par représenter 98% de la biomasse sur plus de 1500 km de cours d’eau et de lacs. Il n’y a plus de petits poissons blancs pour nourrir les carnassiers et les oiseaux tel le balbuzard ou le héron.
Les oiseaux piscivores se retrouvent avec peu de proies. Cette situation met en péril la survie de 300 espèces d'oiseaux, environ 50 espèces de reptiles, 90 espèces de poissons, 100 espèces d'insectes et environ 40 espèces de mammifères. Les plus célèbres étant le pélican brun, emblème de la Louisiane, et le pygargue à tête blanche, oiseau national des Etats-Unis.
Le phénomène est accompagné de mille autres invasions (plantes aquatiques comme le millefeuille d’Eurasie, le poisson gobie qui mangent les œufs des autres espèces ou les moules qui colonisent le lit des fleuves jusqu’à empêcher la circulation des cargos).
Un battage médiatique et des tentatives de gestion de crise
En 2010 les premières carpes sont repérées à Chicago et à Minneapolis peu après, suscitant l’émoi car la carpe argentée fait des sauts hors de l’eau lorsqu’elle a peur, et vu le poids de l’animal, le choc avec un plaisancier cause des blessures…
Six états américains et l’Ontario demandent à la Chambre de Représentants la fermeture des écluses afin d’empêcher la prolifération dans les Grands Lacs et le territoire canadien. Cela est refusé au motif que cela entraverait la circulation des biens et personnes et ferait perdre de l’argent aux armateurs. Le transport fluvial est en effet un lobby important dans la région, autant que la pêche commerciale dans les Grands Lacs. Mais le premier a réussi à mettre en défaite le second dans cette bataille politique.
Les autorités américaines ont dépensé plus de 500 millions de dollars pour combattre, tardivement, l’invasion. En 1990 l’organisation intergouvernementale Aquatic Nuisance Task Force est créée par le Congrès des Etats-Unis pour prévenir et contrôler les invasions et informer le public. De nombreuses études scientifiques ont été menées pour déterminer le mode de vie et la localisation des carpes, et lister les moyens d’actions. Une barrière électrique sensée faire rebrousser chemin aux poissons a été mise en chantier en 2002 mais a échoué puisqu’en février 2017 un spécimen était pêché dans le Saint-Laurent, et que l’ADN environnemental (composé d’infimes particules perdues par les poissons dans un grand volume d’eau) mettait en évidence leur présence.
Les médias se font l’écho de la présence de l’envahisseur, notamment lors de “concours” de pêche, ou d’occasions moins festives, tel qu’un choc entre la tête d’un plaisancier et une carpe argentée, ou des débats houleux des politiciens au sujet des mesures à prendre.
Les professionnels de la pêche sportive (au saumon et au bar rayé notamment) se plaignent amèrement de la raréfaction de leurs proies et des risques de blessures pour leurs adeptes et les plaisanciers. En 2008 il y avait 316 000 bateaux enregistrés en Louisiane, 378 000 en Illinois, 191 000 au Mississippi et 322 000 au Missouri.
Une solution intéressante : « eat the problem »
Un drame écologique certes et cela s’avère être aussi un drame économique pour les pêcheurs fluviaux (un domaine d’activité majeur en Amérique du Nord et particulièrement dans sa partie francophone). Les poissons habituellement proposés, tel que le poisson chat sauvage, le sandre ou le bar rayé, sont moins nombreux sur les étals.
Par exemple, la société de pêche Schafer à Fulton, Illinois, exporte 300 tonnes par an vers l’Asie. La Two Rivers Fisheries dans le Kentucky en exporte 100 tonnes. En comparaison, les pêcheurs professionnels en France pêchent 70 tonnes de carpes par an.
Les pêcheurs professionnels utilisent des filets à grandes mailles pour laisser s’échapper les petites carpes (inutiles du point de vue commercial) et les poissons natifs comme la truite.
Selon les biologistes du Service Poissons et Faune Sauvage USA (Jason Goldberg notamment), la surpêche n’est pas souhaitable car cela laisserait automatiquement de la place et de la nourriture pour leurs congénères qui verraient là une occasion de se multiplier. Il faut donc savoir doser, et certains pessimistes craignent qu’il n’y ait rien à faire qu’à attendre que les carpes meurent de faim, dans quelques décennies…
D’autres spécialistes du secteur pense cette « manne » inépuisable en raison de la prolifération du plancton et le fait qu’on peut pêcher environ 5,5 tonnes de carpes sur 1 mile de cours d’eau.
Le poisson entier est “bon marché”, de 12 à 30 cents la livre, et les produits cuisinés prêts à cuire, environ 5 dollars la livre (contre 10 dollars pour une livre de poisson-chat découpé en filet). Bien moins cher que la viande (de 4 à 5 dollars la livre) !
A titre de comparaison, rien que dans le Lac Changan au nord-est de la Chine (35 km sur 12 km), 400 tonnes de carpes sont pêchées chaque jour durant l’hiver. Les premiers poissons capturés sont mis aux enchères et vendus autour de 100 000€, comme gage de chance et les autres figurent sur bon nombre de recettes asiatiques.
Les riverains des fleuves Mississippi, Ohio, Illinois, consomment depuis toujours des poissons d’eau douce et autres écrevisses. On pense bien entendu aux crawfish parties. Las, cette consommation reste occasionnelle, de même qu’en France on ne mange guère des cuisses de grenouilles ou de la friture de carpe (spécialité d’Alsace et de Franche-Comté) qu’une à deux fois par an.
La carpe asiatique est proposée aux consommateurs sous forme de filets, de ribset autres nuggets.Les déchets, telles les têtes et les arêtes, et les invendus (trop petits spécimens) sont utilisés comme fertilisant, farine animale pour le bétail et même appâts de pêche (sauf au Canada).
Cette source de protéines, meilleure que la “junk food” est délaissée par les associations d’aide aux plus démunis, sauf rares exceptions. C’est fort dommage, attendu que les Etats-Unis ont de vastes “déserts alimentaires”. Il faudrait une campagne de communication pour convaincre, et ne plus associer ces poissons aux termes “invasifs” et “asiatiques”, cela permettrait de les faire rentrer plus facilement dans le menu des consommateurs.
Cela, le chef cuisinier Philippe Parola, de Baton Rouge, l’a bien compris depuis 2010.
Déjà en 1985, sous l’impulsion du vendeur de l’homme d’affaires Egon Klein (business du cuir), il a créé des beignets d’alligator de Louisiane. Le ragondin a aussi été mis au menu mais la législation américaine interdit le commerce de viande d’un herbivore qui n’a pas été tué dans un abattoir…Ce fléau est donc libre de nuire à l’environnement, quand il n’est pas considéré comme une cible d’entraînement par les officiers de police ou comme proie pour les chasseurs de fourrures.
Sa société Silverfin (qui est aussi le nom commercial donné à la carpe) fondée en 2015, ayant pour slogan “if you can’t beat them, eat them”, propose des produits pour les collectivités et les particuliers.
Des milliers d’Américains ont ainsi pu goûter aux Silverfin Fish Cakes et en 2020 plus de 680 tonnes de ces délicieux et sains produits devraient être consommées dans 100 écoles et Universités aux Etats-Unis d’Amérique. C’est une très bonne idée pour convaincre les habitants de « manger ce problème » !
Y a-t-il un destin culinaire pour la carpe en Louisiane ? L’avenir le dira mais les initiatives vont dans ce sens.
Remerciements au Chef Philippe Parola et Kevin Irons (Illinois Department of Natural Resources).
Guillaume KELLER
Sources
http://stopaquatichitchhikers.org/
Review of harvest incentives to control invasive species
Susan Pasko and Jason Goldberg (Reabic), 2014