La Louisiane d'Elisée Reclus.

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La Louisiane du jeune girondin Elisée Reclus (1830-1905) ou la genèse d'un géographe de renommée mondiale.

Dans notre brochure sur les lieux de mémoire Bordeaux-New Orleans, nous avons retenu à proximité de l'Hôtel de ville de Bordeaux, la rue Elisée Reclus avec son alignement de belles maisons qui nous rappelle que cet enfant terrible de la géographie s’exila en 1852 en Louisiane où il vécut sur la plantation des Fortier.  Le récit de son voyage transatlantique, ses découvertes de milieux naturels nouveaux  ainsi que ses études sur le fonctionnement de la société esclavagiste  sont précurseurs de la géographie sociale et politique toujours d’actualité.

Une enfance peu commune et déjà, un vent de liberté

Né le 15 mars 1830 à Ste Foy la Grande en Gironde dans une famille nombreuse protestante dont le père est pasteur calviniste. Séduit très tôt par les idéaux socialistes, Elisée abandonne rapidement ses études en théologie. Il se forme à la géographie moderne à Berlin avec les cours de Carl Ritter, fondateur de cette discipline. Mais Élisée ne termine pas ses études : à la fin de 1851, alors qu’il rentre à pied chez ses parents à Orthez en compagnie de son grand frère Elie (1827-1904), futur ethnographe anarchiste, Louis-Napoléon Bonaparte met fin à la Deuxième République par le Coup d’Etat du 2 décembre. Jeunes républicains, les frères Reclus se réfugient à Londres, où ils font leur première expérience de l’exil, marquée par la misère et le mépris pour les étrangers, auxquels les migrants politiques et économiques de toutes les époques sont souvent confrontés.

Dans cet article, nous occulterons volontairement une grande partie de son parcours et de son idéologie pour rester sur la partie Louisiane et Etats-Unis, ainsi que sa contribution à la Nouvelle Géographie Universelle. Pour plus de détails sur le parcours de ce géographe hors norme, consulter la riche biographie d'Elisée Reclus sur internet ou la bibliographie sélective ci-dessous.

Quelle meilleure façon de conquérir sa liberté que de partir pour l'Amérique ?

La louisiane d'elisée reclus. 1
Portrait à 19 ans d'après Devéria (Gallica-BNF)

Après avoir séjourné en Angleterre et en Irlande (où il est ouvrier agricole), Élisée a 22 ans quand il quitte Liverpool (1) pour les États-Unis à la fin de 1852 et débarque à la Nouvelle-Orléans, début 1853 après 45 jours de traversée comme aide-cuisinier sur le voilier John Howell. Orphelin de la terre, son arrivée à la Nouvelle-Orléans est ressentie comme une délivrance, la remontée du Mississippi sur plus de 150 km donne lieu à un texte ensorceleur à la fois sensuel, littéraire et d'observation scientifique toujours d'actualité. A la Nouvelle-Orléans, capitale économique et cosmopolite du Sud, il exerce divers petits métiers (dont celui de docker) avant sa rencontre avec le boulanger Darrigrand, originaire d'Orthez qui l'aide à s'introduire dans la société créole. Grâce à la recommandation du Docteur Claude Faye (ex-planteur et émigré de Martinique), il est embauché comme précepteur des trois enfants d’une famille de planteurs d’origine française : Septime Fortier à Felicity Plantation ou Plantation Fortier à St James Parish, une belle plantation de canne à sucre. Atteint de la fièvre jaune et soigné par le Dr Faye, Elisée survit à cette épidémie qui fit 5 000 morts, grâce à une hygiène très stricte et un régime végétarien selon ses observations.

C’est au cours de cette période de deux ans, où il observa de près le système esclavagiste qu’il a acquis sa haine de l’exploitation de l’homme par l’homme. Pendant ses vacances, il parcourt le Mississippi jusqu'aux grands lacs et découvre Chicago, autre grande ville en plein développement. Bien que son employeur soit modéré dans sa gestion des esclaves, Élisée ne supporte plus cet environnement (2) : las de recevoir ses revenus du travail des esclaves, et sans doute l'envie de découvrir de nouveaux horizons, il quitte la famille Fortier en 1855 pour se rendre en Nouvelle-Grenade (actuellement la Colombie) afin d’y réaliser un projet d’exploitation agricole à Riohacha, dans la Sierra Nevada de Sainte Marthe. Malgré l’aide financière consentie par la famille Fortier pour son projet, des difficultés de toutes sortes (notamment la maladie), s’accumulent devant lui, l’empêchant de mener à bien son projet de créer une plantation de café.

Un géographe de terrain de renommée mondiale

De retour en France, il est admis à la Société de Géographie de Paris en 1858. Il publie grâce à ses notes de voyages plusieurs articles sur les Etats-Unis, dans La Revue des Deux Mondes entre 1859 et 1863. Son approche est révolutionnaire, il considère que l'homme et son milieu s'influencent mutuellement et ne peuvent être étudiés l'un sans l'autre. Par exemple, il se montre très critique sur l'aménagement des zones sauvages en Louisiane et prédit des catastrophes à venir. Un précurseur de l'écologie!

De 1875 à 1894, il participe avec d'autres scientifiques et cartographes, à la rédaction des 19 tomes de la Nouvelle Géographie Universelle : la terre et les hommes qui sera traduite dans le monde entier, un travail colossal qui lui vaut de nombreuses médailles en France et à l'international, sa renommée est mondiale dorénavant. Il retournera aux Etats-Unis et au Canada pour préparer le volume XVI de son encyclopédie dans lequel il annonce les enjeux futurs de cette puissante Amérique : parler, à la fin des années 1880 des Afro Américains et annoncer l'hispanisation des Etats-Unis était prémonitoire.

Pour en savoir plus, je vous invite à lire les ouvrages de Ronald Creagh et la géographe Soizic Alavoine-Muller qui replacent les écrits d'Elisée Reclus dans leur contexte éditorial tout en analysant sa démarche scientifique et idéologique. En voici, quelques extraits sélectionnés et commentés par Marielle Wastable, géographe.

1- Dans son premier article intitulé Le Mississipi, étude et souvenirs (3), Elisée Reclus invite le lecteur à naviguer sur les eaux troubles du Mississipi et à effectuer avec lui un voyage captivant qui commence près des sources du fleuve et s'achève dans son delta. Le jeune E. Reclus, s'appuyant sur les travaux d'Elie de Beaumont, de Lyell et de Buache, procède, au fil de l'eau, à une étude synthétique mais complète qui allie analyse géomorphologique, urbaine, sociale, économique, botanique et même zoologique de cette « Grande aorte de l'Amérique du Nord ». En effet, c'est après son séjour aux Etats-Unis qu'Elisée Reclus décide de se consacrer à la géographie, souhaitant faire de cette discipline une science de synthèse, et cet article en est le tout premier témoignage. Il révèle déjà les talents scientifiques, mais aussi littéraires du futur auteur de L'Histoire d'un ruisseau (4)

2- Dans l'essai « De l'esclavage aux Etats-Unis »(5), E. Reclus condamne l'esclavagisme dont il dépeint la brutalité et les conséquences dramatiques sur la psychologie de la population asservie. Il incrimine un système entier qui pervertit, dès leur plus jeune âge, les planteurs comme leur famille et leur interdit de voir en leurs esclaves des êtres humains. L'aliénation physique et intellectuelle est également le thème de l'article sur « Le mormonisme et les Etats-Unis » (6). En effet, E. Reclus critique le dogmatisme de cette religion qui anihile toute individualité et impose une révoltante servitude aux femmes. C'est le refus de toute pratique religieuse qui transparaît dans ces lignes, et notamment de celle de son père, pasteur, à qui il vient d'affirmer son athéisme.

3- L'article « Le coton et la crise américaine » (7) est peut-être le texte le plus représentatif du talent de vulgarisateur d'Elisée Reclus : il propose au lecteur une démonstration rigoureuse mais simple qui met en avant le  rôle de l'économie du coton dans la guerre de sécession. E Reclus analyse tout d'abord l'influence de l'économie cotonnière des Etats confédérés d'Amérique sur l'économie britannique et française. Puis, dans un second temps, il étudie avec précision les possibilités pour ces puissances européennes de s'approvisionner en coton dans des pays non esclavagistes, ce qui mettrait fin, de fait, à la servitude des Noirs aux Etats-Unis et rendrait caduque la guerre de Sécession.

-L'article « Les Noirs américains depuis la guerre» (8) dépeint la société de 1863 qui se libère progressivement de l'esclavage mais qui reste fondamentalement raciste. E. Reclus évoque la vie d'anciens esclaves à Beaufort, une ville située dans la baie de Port-Royal, en Caroline du Sud. Ces hommes libérés gèrent eux-même leurs anciennes plantations avec succès, ce qui est pour E. Reclus une preuve supplémentaire de la vacuité des arguments en faveur de l'esclavage. Malgré tout, E. Reclus ne manque pas de souligner l'ambiguité du discours des abolitionnistes et la délicate insertion des soldats noirs dans l'armée de l'Union, tout en insistant, non sans emphase, sur l'espoir à venir pour la population encore asservie des Etats-Unis.

Notes

(1) Liverpool en 1853 concentre 40% du commerce transatlantique.

(2) Extrait de Correspondance, page 109 : "Il me semble que mon corps s'affadit sous cette atmosphère lourde et moite, il me faut retrouver la vigueur et l'élasticité dans un pays de montagnes et de torrents. J'ai besoin de marcher, de voir de nouveaux pays (...). D'ailleurs, voir la terre : c'est pour moi l'étudier, la seule étude, véritablement sérieuse que je fasse, est celle de la géographie, et je crois qu'il vaut beaucoup mieux observer la nature chez elle que de se l'imaginer au fond de son cabinet".

(3) Publié en deux parties dans la Revue des Deux Mondes en juillet et août 1859.

(4) Histoire d'un ruisseau, Reclus E., Paris : J Hetzel, 1869

(5)Publié en deux parties dans la Revue des Deux Mondes en décembre 1860 et janvier 1861

(6)Publié dans la Revue des Deux Mondes en avril 1861

(7)Publié dans la Revue des Deux Mondes en janvier 1862

(8)Publié en deux parties dans la Revue des Deux Mondes en mars 1863 et décembre 1863.

Bibliographie

  • Correspondance, Reclus E. Tome 1er, 1850-1870. Paris : Librairie Schleicher, 1911
La louisiane d'elisée reclus. 9
La louisiane d'elisée reclus. 13
La louisiane d'elisée reclus. 17
Ronald Creagh

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