La poutine acadienne aux yeux de l’histoire

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Vous prendrez bien un plat de frites et de fromage en grains, le tout nappé de sauce ? Si cette interrogation ne suscite pas forcément un enthousiasme délirant, elle décrit tout de même la recette d’un plat national du Québec, la fameuse poutine. Réglons d’emblée la question de l’origine du mot poutine. Selon l’Encyclopédie canadienne, on admet généralement que ce mot est dérivé de l’anglais pudding qui décrit un mélange, habituellement collant, de plusieurs ingrédients. Dont acte. La poutine est honorée chaque année, dans l’ensemble de la province, lors de la tournée du Grand PoutineFest, où les camions de cuisine de rue confectionnent une vingtaine de recettes différentes. Ainsi, sans être un plat traditionnel, puisqu’elle n’est apparue qu’à partir des années 1950 au Centre-du-Québec, la poutine est devenue un symbole indéniable de la culture québécoise. Cependant, en dehors du Québec, c’est une autre affaire…

Poutine québécoise classique
La poutine québécoise classique (auteur IsabelleDuf, licence CC BY-SA 4.0)

C’est le cas de la région de Moncton, au Nouveau-Brunswick, où on préfère nettement « l’autre poutine », la poutine acadienne, dite poutine râpée, elle aussi à base de pommes de terre, qui suscite un réel engouement. En réalité, si les deux poutines partagent le même nom, tout le reste les sépare. La poutine râpée est un mélange de pommes de terre crues râpées et cuites pilées façonné en boule avec, au centre, une bouchée de porc salé, le tout plongé dans l’eau bouillante. La boule gluante qui en résulte (voir la courte vidéo amusante) n’a donc rien à voir avec la poutine québécoise. Mais là n’est pas l’essentiel, car la poutine râpée semble bien, cette fois-ci, un authentique plat traditionnel, dont la portée est toutefois limitée à la région de Moncton…

L’origine de la poutine râpée

Père clément cormier
Le père Clément Cormier (photo Ecole Clément-Cormier)

La première enquête connue sur l’origine de la poutine râpée, publiée en 1961, est celle du prêtre et historien Clément Cormier, recteur-fondateur de l’Université de Moncton. Le père Cormier a constaté que la poutine râpée perdait de son attrait auprès des Acadiens à mesure qu’on s’éloignait de la région de Moncton, pour devenir un objet d'indifférence, de suspicion, voire de répugnance. Il fallait donc un hasard particulier pour que la recette ait été introduite à Moncton, sans impressionner les autres régions acadiennes. C’est là qu’intervient son hypothèse aux yeux de l’histoire, qui remonte à la fondation de Moncton.

Le père Cormier s’est d’abord souvenu d’une étrange histoire qui lui avait été rapportée par une mère de famille acadienne de Nouvelle-Angleterre. Un jour, vers midi, peu après la première guerre mondiale, deux jeunes Allemands libérés d’un camp de prisonniers avaient frappé à sa porte pour obtenir un peu de nourriture. Elle préparait alors un plat de poutines râpées pour sa famille. Acceptant volontiers de les accueillir mais suspectant qu’en tant qu’étrangers ils n’apprécieraient pas ce plat acadien, elle avait proposé de leur offrir un repas spécialement pour eux. Mais les deux visiteurs ne voulaient surtout pas la déranger et avaient insisté pour partager le repas familial. A la vue des poutines râpées, ils s’étaient alors exclamés « C’est notre plat national ! ».

Trouvant cette histoire incroyable, le père Cormier s’est demandé quel rapport pouvait bien exister entre la poutine râpée de Moncton et un plat national allemand. Il s’est ensuite rappelé qu’en juin 1766, sept familles allemandes (et une galloise) provenant de Pennsylvanie avaient débarqué au coude de la rivière Petitcodiac, marquant ainsi les débuts de la colonisation de Moncton. Il est vrai que des familles acadiennes occupaient déjà cet endroit depuis les années 1730 et en avaient été chassées par les Britanniques pendant la dispersion des Acadiens. Les familles allemandes avaient très bien pu transmettre une recette voisine de celle de la poutine râpée aux familles acadiennes revenues sur les lieux après la guerre de Sept Ans. Cette hypothèse fragile méritait tout de même d’être consolidée.

Knödels de pommes de terre
Knödels de pomme de terre bavarois (auteur Afrank99, licence CC BY-SA 2.5)

Quelques années plus tard, le père Cormier a reçu la confirmation qu’il existait bien en Allemagne, notamment en Bavière, un véritable plat national voisin de la poutine râpée, intitulé « Knödel ». Pouvait-il pour autant en conclure que les colons allemands fondateurs de Moncton, en supposant qu’ils connaissaient la recette du knödel, l’avaient transmise à leurs voisins acadiens ? Plus encore, ceux-ci avaient-ils suffisamment apprécié la recette pour la transformer, au fil du temps, en poutine râpée ? Ne pouvant pas terminer son enquête, le père Clément a finalement reconnu qu’il n’avait pas la réponse à ces questions.

L’origine allemande de la poutine râpée est donc encore incertaine, voire controversée. Selon Ghislain Savoie, les plats traditionnels à base de pomme de terre ne seraient en effet apparus en Acadie qu’après la dispersion des Acadiens. Mais comme le précise l’auteur, la poutine râpée et d’autres plats typiques auraient pu être des créations originales acadiennes, comme ils auraient pu être inspirés par des mets semblables qu’on trouve en Autriche, en Italie ou ailleurs. Bref, dans la cuisine acadienne, le mystère de l’origine de la poutine râpée reste entier.

Image d’en-tête : La poutine râpée du Nouveau-Brunswick (photo Acadie Nouvelle).

Jean-Marc Agator

Sources

Cormier, Clément (prêtre et universitaire) ; La Poutine Râpée, aux yeux de l'histoire ; La Société Historique Acadienne, Premier Cahier, Moncton, 1961.

Savoie, Ghislain ; Histoire de la pomme de terre et autres tubercules connus dans l’ancienne Acadie ; La Société Historique Acadienne, Les Cahiers, Vol. 42, n°1, Moncton, mars 2011.

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