Après la prise de Louisbourg fin juillet 1758, les Britanniques ont déporté vers la France les habitants civils de l’Ile Royale[1] et ceux, majoritairement acadiens, de l’Ile Saint-Jean[2]. Les réfugiés ont été débarqués dans les ports de l’Atlantique et de la Manche, notamment à Rochefort, La Rochelle, Saint-Malo, Cherbourg et Le Havre. En 1763, après la signature du traité de Paris, les Acadiens déportés en Angleterre ont été transportés à Morlaix et Saint-Malo. A cette date, et de façon paradoxale, Bordeaux dominait les échanges commerciaux avec le Canada, Louisbourg et les Antilles, au détriment de La Rochelle, mais n’avait joué qu’un rôle marginal dans l’accueil de ces réfugiés. Le Grand Dérangement, en se poursuivant en Amérique et à travers l’Atlantique, a un peu changé la donne. Pour beaucoup d’Acadiens, la déportation n’était que le prélude à d’interminables migrations vers une terre d’accueil en Amérique. Et même si très peu de réfugiés ont débarqué en France pour y rester définitivement, certains d’entre eux se sont pourtant bien arrêtés à Bordeaux…
Cet article s’appuie en particulier sur les travaux de Claude Massé[3] qui a étudié les familles acadiennes présentes à Bordeaux pendant la Révolution française et le premier Empire. Il a d’ailleurs considéré comme Acadiens aussi bien des descendants des pionniers de l’Acadie que ceux des habitants de l’Ile Royale, eux-mêmes parfois d’ascendance acadienne. En réalité, bien que leur histoire soit en effet indissociable, ces deux groupes sont sociologiquement différents. Les premiers, souvent très pauvres et sans attache locale, menaient une vie plus difficile que les seconds, mieux intégrés à la ville où ils retrouvaient parfois des parents ou amis...
Voici trois courts récits de l’arrivée et de l’installation des trois principaux groupes de réfugiés du Grand Dérangement à Bordeaux, avant et pendant la Révolution française. Et pour commencer, revenons huit mois après la signature du traité de Paris…
Le 10 octobre 1763, le navire de commerce bordelais l’Américain, en provenance de Saint-Domingue, vient de débarquer les seize passagers acadiens qu’il a dû prendre en charge en août à son étape de New York. Ces réfugiés étaient tous originaires de Beaubassin[4] et sa région, de retour de déportation dans les colonies anglo-américaines.
Né en 1691, le doyen du groupe, Michel Haché-Gallant, était le fils aîné de Michel Haché dit Gallant, l’un des premiers colons de Beaubassin et premier lieutenant du seigneur de Beaubassin, Michel LeNeuf de la Vallière. Dès 1720, quand ses parents s’étaient installés de façon définitive à l’Ile Saint-Jean, il était leur seul enfant à revenir s’établir à Beaubassin avec femme et enfants. En octobre 1755, il avait été déporté seul en Caroline du Sud, séparé de la nombreuse famille dont il était le chef. A l’été 1763, il se trouvait cependant à New York, peut-être depuis plusieurs années, en compagnie de son fils Joseph, alors âgé de 37 ans, tous deux prêts à embarquer dans l’Américain…
A son arrivée à Bordeaux, ce petit groupe de réfugiés acadiens, composé en majorité de femmes et d’enfants, est très vite secouru par le gouvernement. Les hommes trouvent rapidement un emploi de charpentier de marine ou de marin. Peu à peu, la petite communauté s’intègre à la population bordelaise, logée près des chantiers de construction navale, au bord de la Garonne[5]. Mais la plupart des hommes vont mourir relativement jeunes, si bien que c’est un groupe d’aïeules, de veuves et d’orphelins qui devra traverser les épreuves de la Révolution française, en percevant non sans mal la solde accordée aux réfugiés. Michel Haché-Gallant était mort dès 1765 à son domicile de l’ancienne rue Sainte-Croix (actuelle rue Sauvageau), quelques mois après avoir autorisé son fils Joseph à fonder une famille avec Anne Comeau, une Acadienne…
En plus de ce groupe de « vrais Acadiens », Bordeaux comptait, en 1775, 36 anciens habitants de l’Ile Royale également pensionnés par le gouvernement. Pour la plupart femmes ou enfants d’officiers ou de négociants, nés à Louisbourg, ils avaient souvent une ascendance acadienne et de bonnes raisons pour s’installer à Bordeaux. Le cas d’Olive-Antoinette Rodrigue est particulièrement évocateur à cet égard...
Née en 1755, Olive-Antoinette était la petite-fille de Jean-Baptiste Rodrigue, né au Portugal, pilote du roi, pêcheur et marchand à Louisbourg. Jean-Baptiste était marié à Anne Le Borgne dont les parents appartenaient à deux grandes familles de l’Acadie française[6]. Le père d’Olive-Antoinette, Pierre Rodrigue, était négociant et capitaine de navire marchand à Louisbourg, commandant de navires enregistrés à Bordeaux et La Rochelle. Sa mère, Rose Castaing, était la fille d'Antoine Castaing, négociant à Bordeaux. C’est en 1760 qu’elle est rapatriée en France avec son père et ses deux sœurs. Pierre Rodrigue s’engage alors dans la Marine, à presque 40 ans, mais va périr en mer en 1777, non sans gloire, alors qu’il commandait une corvette.
Dès lors, Olive-Antoinette va s’efforcer, sans relâche, de faire valoir ses droits de fille d’officier canadien pour que soit rétablie la pension versée à son père avant sa mort. Elle obtiendra gain de cause puisque son nom figure dans le décret sur les secours accordés aux réfugiés acadiens et canadiens lors de la séance de l’assemblée nationale du 21 février 1791. Elle habitait alors à Bordeaux, mariée à un marchand de la ville. Cette Canadienne d’éminente ascendance acadienne semble avoir terminé tristement sa vie à Bordeaux, entre temps remariée à un tailleur d’habits sans fortune, inconsolable du décès prématuré de ses enfants…
Le 12 thermidor an V (1997)[7], débarque à Bordeaux un groupe homogène de 133 Acadiens de Miquelon. Ils provenaient d’Halifax où ils avaient été emprisonnés après la prise de possession de l’archipel Saint-Pierre et Miquelon par les Britanniques en mai 1793. C’est d’ailleurs grâce aux bons offices du Consul de France aux Etats-Unis qu’ils avaient pu être libérés lors d’un échange de prisonniers. Pour ces Miquelonnais, victimes de l’interminable conflit entre la Grande-Bretagne et la France pour contrôler les pêcheries de l’archipel[8], le Grand Dérangement prenait fin à Bordeaux, mais les laissait dans un état de profond dénuement…
Dès leur arrivée à Bordeaux, les Miquelonnais sont pris en charge par la municipalité qui leur procure les premiers secours et les loge dans les bâtiments de l’ancien couvent des Chartreux, où se trouve aujourd’hui le cimetière de la Chartreuse. L’an IX de la République (1801), 86 d’entre eux répartis en 27 familles, pensionnés par le gouvernement, étaient encore officiellement logés aux Chartreux. D’après Claude Massé, ces familles, pour la plupart originaires de l’Ile Royale ou de Beaubassin, étaient unies par d’étroits liens de parenté. Elles n’avaient connu que des errances sans fin, parfaitement incarnées par l’odyssée de leur chef de file, Guillaume Petitpas…
Quel parcours incroyable (figure) ! En subissant trois déportations et un rapatriement forcé à travers l’Atlantique, Guillaume Petitpas avait fait preuve d’une extraordinaire résilience. Petit-fils et fils de navigateur, charpentier à Rochefort, pêcheur et charpentier à Miquelon, il arrivait à Bordeaux bien démuni, mais avec sa femme et ses enfants. Il mourra à Bordeaux sept ans plus tard, à l’âge de 75 ans[9]. En 1816, certains rescapés des Chartreux rejoignaient déjà, cette fois-ci définitivement, les îles de Saint-Pierre et Miquelon.
Qu’ils proviennent de Beaubassin, de l’Ile Royale ou de Saint-Pierre et Miquelon, des réfugiés acadiens se sont fixés à Bordeaux, souvent dans des conditions difficiles. Lorsqu’ils sont restés, leurs enfants se sont plutôt bien adaptés voire intégrés à la ville. On peut donc penser que certaines de ces familles ont fait souche et ont aujourd’hui des descendants. Ont-elles seulement conservé le souvenir de leurs ancêtres acadiens ? Heureusement, les services d’Archives n’ont peut-être pas livré tous leurs secrets…
Jean-Marc Agator
Image d'en-tête : Vue du quai des Chartrons en 1835 à Bordeaux (Artiste Louis Burgade, Musée d’Aquitaine, Bordeaux, domaine public)
Arsenault, Bona ; Histoire et généalogie des Acadiens, 1978 ; Histoire des Acadiens, mise à jour de Pascal Alain, FIDES, 2004.
Bosher, John Francis ; Négociants et navires du commerce avec le Canada de 1660 à 1760 : dictionnaire biographique ; Service des parcs, Environnement Canada, 1992.
L’Arche, Musée Archives de Saint-Pierre et Miquelon ; Recensements de Saint-Pierre et Miquelon au XVIIIe siècle.
Leclerc, Jacques ; L’aménagement linguistique dans le monde (Saint-Pierre et Miquelon) ; Université Laval, Québec, 2019.
Massé, Claude ; « Le voyage de l’Américain », « Les passagers acadiens de l’Américain » ; Racines et Rameaux Français d’Acadie, bulletins d’août 1991, février 1992, juin 1992 et janvier 1993.
Massé, Claude ; « Les familles acadiennes présentes à Bordeaux pendant la Révolution et le premier Empire » ; Les cahiers de la société historique acadienne, vol.10, n°1,
mars 1979.
Révellière-Lépeaux (De La), Louis-Marie ; Décret sur les secours accordés aux Acadiens et Canadiens, lors de la séance du 21 février 1791 ; Archives parlementaires.
Sites internet : Dictionnaire biographique du Canada ; Geneanet (site généalogique).
[1] Actuelle Ile du Cap-Breton, en Nouvelle-Ecosse, où la colonie de Louisbourg, protégée par sa forteresse, était la plaque tournante du commerce intercolonial nord-atlantique.
[2] Actuelle Ile-du-Prince-Edouard, beaucoup plus propice à l’agriculture que l’Ile Royale.
[3] Claude Massé (1923-2001), Président fondateur puis Président d'honneur de l’association Racines et Rameaux Français d'Acadie.
[4] Concession seigneuriale établie dans l’isthme de Chignectou, au fond de la baie Française (actuelle baie de Fundy), où des colons acadiens se sont installés.
[5] Les Acadiens logeaient dans la rue Carpenteyre et la rue du Moulin.
[6] Le père d’Anne Le Borgne est Alexandre Le Borgne de Belle-Isle, gouverneur suppléant de l’Acadie et seigneur de Port-Royal, et sa mère Marie de Saint-Étienne de La Tour, fille de Charles de Saint-Etienne de La Tour, colonisateur et gouverneur de l’Acadie.
[7] 30 juillet 1797 : voir la correspondance entre le calendrier républicain et le calendrier actuel (grégorien).
[8] De 1690 à 1814, l’archipel Saint-Pierre et Miquelon a été pris et repris neuf fois alternativement par la Grande-Bretagne et la France et, à quatre reprises, entièrement dévasté et tous les habitants déportés. En novembre 1815, le second traité de Paris rétrocède définitivement l’archipel à la France et permet ainsi sa recolonisation à partir de 1816.
[9] L’acte de décès de Guillaume Petitpas à Bordeaux, daté du 15 fructidor an XII (2 septembre 1804), mentionne son âge de 75 ans, ce qui ramène son année de naissance vers 1730.