Au Québec, il faut voir la mine étonnée, curieuse ou carrément incrédule des immigrants asiatiques quand on leur présente un pâté chinois, l’un des célèbres plats nationaux québécois ! Non, décidément, ils ne trouvent rien de chinois dans ce plat cuit au four, constitué de bas en haut d'une couche de viande hachée cuite et assaisonnée, d'une couche de maïs en crème ou en grains et d'une couche de purée de pommes de terre[1]. Alors pourquoi qualifier de « chinois » ce plat d’une grande simplicité qui n’est d’ailleurs pas non plus un pâté (absence de pâte) ? Déjà populaire dans les années 1930 au Québec, le pâté chinois était sans doute un plat relativement récent dans la province, même si son appellation reste encore aujourd’hui d’origine inconnue. Différentes pistes, plus ou moins convaincantes, ont été avancées pour tenter d’expliquer l’origine du mot, en remontant pour cela au 17e, au 19e ou au 20e siècle. L’une d’entre elles permettra-t-elle de résoudre cette énigme ?
Commençons par un voyage en Nouvelle-France. Une piste largement répandue situe l’origine du pâté chinois au début de juillet 1669, quand l’aventurier normand René-Robert Cavelier de La Salle s’est lancé, depuis Montréal, à la recherche d’une route vers la Chine. Pour financer son expédition, il avait revendu la seigneurie qui lui avait été concédée deux ans plus tôt sur l’île de Montréal. Son expédition ayant été infructueuse, les Montréalais auraient, par dérision, accolé le surnom de « La Chine » (officialisé par la suite) à son ancienne seigneurie où se trouve aujourd’hui l’arrondissement de Lachine, en amont des rapides de même nom.
En se souvenant que le blé d’inde (maïs) faisait sans doute partie du régime alimentaire des compagnons de route de La Salle, la piste française du pâté chinois semble solide. Hélas, selon Hélène Lamarche, un lieudit nommé « La Chine » existait déjà au-dessus du Sault Saint-Louis (rapides de Lachine), au moment où La Salle venait de quitter Montréal, bien avant l’échec de son expédition. Peut-être faut-il alors remonter jusqu’à Samuel de Champlain, voire Jacques Cartier, tous deux en quête d’un passage vers la Chine, pour trouver l’origine de ce lieudit. Il faut toutefois se rendre à l’évidence. La piste française du pâté chinois a largement perdu de sa superbe...
Si la piste française du pâté chinois est une impasse, la piste canadienne, qui remonte à la fin du 19e siècle, relève tout autant du mythe tenace. Ainsi, la compagnie ferroviaire Canadien Pacifique aurait inventé un plat économique, le pâté chinois, pour nourrir ses travailleurs chinois qui construisaient les tronçons de chemin de fer en Colombie-Britannique. Or, l'universitaire Jean-Pierre Lemasson, sociologue de l'alimentation, cite plusieurs auteurs dont les écrits invalident cette théorie. En réalité, les travailleurs chinois ne se nourrissaient que de riz et de saumon moulu faisandé, le riz étant d’ailleurs importé de Chine et cuit à leur convenance avant d’être envoyé au Canada. Plus encore, à l’époque, en Chine, manger du bœuf était un véritable interdit, scrupuleusement respecté par les travailleurs chinois issus de la paysannerie. Autant dire que le pâté chinois n’avait aucune chance de figurer à la table des travailleurs chinois du Canadien Pacifique.
Il existe heureusement d’autres pistes, américaines cette fois-ci. Certes, un Américain de Virginie avait reconnu dans le pâté chinois qu’on lui servait au Québec le fameux China pie de la petite ville de China, dans le Maine, dont il était originaire. De même, un étudiant new-yorkais avait trouvé, dans un menu d’une école de Burlington, au Massachusetts, un plat nommé Chinese pie qui ressemblait au pâté chinois. Cependant, si ces deux pistes semblent bien fragiles, une troisième, plus crédible, s’appuie sur les recherches entreprises plus récemment par un groupe d’étudiants sur les traces du pâté chinois au Maine et au New Hampshire…
Ces recherches ont produit deux résultats intéressants. Tout d’abord, aucune trace du plat n’a été trouvée dans le Maine, ce qui fragilise la théorie de la ville de China. Ensuite et surtout, le pâté chinois était connu au New Hampshire sous le nom de China pie ou Chinées pie, particulièrement dans les villes équipées de moulins à scie où les travailleurs québécois étaient concentrés. Ainsi, jusqu’au début du 20e siècle, les Québécois en route vers le sud de la Nouvelle-Angleterre auraient très bien pu emmener la recette du pâté chinois dans leurs bagages. Ils auraient très bien pu aussi inventer la recette sur place et la ramener ensuite au Québec. Pourtant, l’explication est peut-être encore plus simple…
D’après Lemasson, l’invention du pâté chinois serait plutôt liée à l’apparition des supermarchés en 1916 aux Etats-Unis et en 1920 à Montréal. Ceux-ci auraient alors permis à la classe ouvrière d’accéder à la viande hachée de bœuf, moins chère qu’un roast beef réservé aux citadins plus aisés. Pour Lemasson, le pâté chinois serait tout simplement un plat d’ouvriers montréalais. Pourquoi Montréalais ? C’est à Montréal que l’usage du maïs en conserve se serait d’abord répandu. Aujourd’hui, si ce fameux plat national québécois est souvent considéré comme une création de l’art d’accommoder les restes, l’origine de son nom n’est pas encore une énigme résolue.
Image d’en-tête : Le pâté chinois du Québec (source France bleu)
Jean-Marc Agator
Genest, Bernard ; Compte rendu de [Lemasson, Jean-Pierre « Le Mystère insondable du pâté chinois », Montréal, Amérik Media, 2009] ; Rabaska, Revue d'ethnologie de l'Amérique française, Société québécoise d’ethnologie, Québec, volume 11, 2013.
Lamarche, Hélène ; Recueil des capsules historiques, 1667-2017, Lachine ; Société d’histoire de Lachine, Montréal, 2017.
Montpetit, Caroline ; Compte rendu de [Francoeur, Jean-Marie « Genèse de la cuisine québécoise », Fides, Montréal, 2011] ; Le Devoir, 12 et 13 novembre 2011, à l’occasion du Salon du livre de Montréal 2011.
Poirier, Claude (linguiste) ; Le pâté chinois : le caviar des jours ordinaires ; Québec français, Numéro 70, mai 1988.
[1] Selon la définition du Grand dictionnaire terminologique du Québec (pâté chinois).