Ils étaient Québécois ou métis québécois - indiens. Ils s’appelaient Charbonneau, Labiche, Crouzat, Drouillard, Lepage, Gravelines, Jusseaume ou bien encore Tabeau. C’étaient des trappeurs et des commerçants. Ils vivaient en Louisiane en 1803, au moment où le président américain Jefferson a acheté ce territoire[1]à Bonaparte. Et si aujourd’hui leurs noms ne sont pas complétement tombés dans l’oubli, c’est parce qu’ils ont participé de mai 1804 à septembre 1806 à l’extraordinaire épopée du Corps of Discovery.
The Corps of Discovery, c’est le nom de l’expédition commandée par les capitaines Lewis et Clark et dont le but était, en partant de Saint-Louis, d’atteindre la côte pacifique afin d’ouvrir aux pionniers américains la route de l’Ouest.
Pour être plus précis, le Corps of Discovery avait pour mission de remonter le Missouri jusqu’à sa source située dans les Rocheuses, de traverser ces montagnes, puis de descendre la rivière Columbia jusqu’à l’océan Pacifique (et de revenir à son point de départ). Durant ce très long périple de plus de 8 000 miles, Lewis et Clark doivent faire œuvre à la fois de scientifiques (géographes, géologues, zoologues et botanistes) et de diplomates (rallier les Indiens aux Américains). Mais, étant originaires de l’Est, ces explorateurs ne connaissent rien des régions situées à l’ouest du Mississippi. C’est pourquoi ils recrutent des Québécois ou métis québécois – indiens pour leur servir de bateliers, de guides, de cuisiniers, de chasseurs, d’interprètes, de pisteurs et même, à l’occasion, d’espions[2].
Certains « Français »[3]sont engagés au tout début du périple et d’autres plus tard, en fonction des opportunités qui se présentent et aussi des besoins ressentis. Font partie de la première catégorie Drouillard, Crouzat et Labiche. Le trappeur Drouillard qui a un bon coup de fusil est recruté comme chasseur. Crouzat et Labiche qui parlent couramment les langues des tribus indiennes du lower Missouri feront office d’interprètes. Mais pas seulement. Lewis et Clark comptent aussi sur eux pour leurs talents de navigateurs. Durion, Jusseaume, Gravelines, Lepage et Charbonneau appartiennent à la seconde catégorie. Ils ont été intégrés au Corps of Discoveryau cours de l’hiver 1804-1805. C’était à Fort Mandan[4]. Leur recrutement s’est fait en prévision de la traversée des Rocheuses. Lewis et Clark ont besoin d’eux pour négocier avec les Shoshones et les Nez-percés la fourniture de chevaux et de mulets. C’est particulièrement le cas du trafiquant de fourrures Charbonneau qui est marié avec une jeune Shoshone du nom de Sacajawea. Parmi les « Français » engagés à Saint-Louis, quelques-uns ont quitté le Corps of Discovery avant le terme du périple, le plus souvent parce que Lewis et Clark n’avaient plus besoin de leurs services. De fait, la composition du groupe de « Français » a quelque peu fluctué pendant les deux ans et quatre mois qu’a duré l’expédition. Au total, le Corps of Discoverya mobilisé quinze « Français », mais seulement six ont accompagné Lewis et Clark jusqu’au Pacifique[5].
A la lecture des carnets de voyages de Lewis et de Clark, on relève que dans le groupe des « Français », il en est deux qui sortent du lot. D’abord, il y a Drouillard, le chef des chasseurs. A lui revient la lourde tâche de trouver de la viande pour nourrir chaque jour une quarantaine d’hommes affamés. Inlassablement, à la tête d’une petite équipe, il traque toutes sortes de gibier (bisons, élans, ours, daims, castors, oies, etc.). Ce n’est pas toujours facile car il faut parcourir de longues distances et abandonner le campement du Corps of Discovery pour plusieurs jours. Il arrive même que l’exercice soit périlleux[6]. Mais Drouillard est un chasseur d’exception[7]. Et puis il y a Crouzat, le nautonier. Celui-ci connaît bien les rivières et leurs nombreux pièges (rapides, chutes, hauts fonds, bois flottés, remous, etc.). Outre le fait qu’il pilote un des deux grands canoës de la flottille, il est le principal conseiller de Lewis et Clark en matière de navigation et de portage. Mais il possède une autre compétence utile à l’expédition : il joue du violon. Grâce à son art, il entretient le moral des troupes et amadoue les chefs indiens dans les moments de négociation.
En règle générale, les relations entre les Américains[8]et les « Français » du Corps of Discoveryse sont bien passées. D’abord, parce qu’ils étaient très complémentaires. Ensuite, parce que les mauvais éléments ont vite quitté l’expédition. Tel le coureur des bois La Liberté qui a déserté deux mois après le départ. Enfin, parce que Lewis et Clark veillaient de très près à la solidarité du groupe. Pas question de créer des inégalités. Ainsi, quand Charbonneau a réclamé un statut privilégié par rapport aux autres engagés (moins de gardes et plus de nourriture), il n’a pas obtenu gain de cause. Comme c’est écrit dans leurs carnets de route, Lewis et Clark ont été pleinement satisfaits de la participation des « Français » au Corps of Discovery et, pour cela, les ont bien récompensés et de diverses façons[9]. On peut citer, entre autre, la rétribution symbolique qui a consisté à donner leurs noms à quelques cours d’eau des Rocheuses[10]. De l’avis de tous les historiens de l’épopée du Corps of Discovery, il ne fait aucun doute que sans l’aide des « Français », l’expédition de Lewis et Clark ne se serait pas aussi bien déroulée. Certains d’entre eux vont même jusqu’à dire qu’elle aurait vraisemblablement échoué.
Après le retour à Saint-Louis, les « Français » ont retrouvé leur vie d’avant, une vie de commerce et de chasse au contact des tribus indiennes. Pour le meilleur, à l’instar de Charbonneau qui a pris un poste d’interprète dans un comptoir américain sur les rives de la Knife river (Dakota du Nord). Mais aussi pour le pire, comme Drouillard qui, en 1810, a été assassiné par une bande de Blackfeet, alors qu’il chassait le castor dans les parages de Three forks (Montana). Si Lewis, tout à sa mélancolie maladive, a très vite oublié les « Français », ce ne fut pas le cas de Clark qui, bien après la fin de l’expédition, continua à entretenir des liens avec le couple Charbonneau - Sacajawea. Au point d’aller jusqu’à financer la scolarité de leurs deux enfants[11]. Peut-être avait-il le sentiment que le gouvernement des Etats-Unis n’avait pas récompensé les « Français » à la hauteur des services rendus au Corps of Discovery.
Jean-Patrice LACAM
Bibliographie sommaire (en français):
[1]La Louisiane, en 1803, correspondait à tout le Middle West actuel.
[2]Lewis et Clark ont besoin de savoir ce que les agents de l’Hudson Bay Company et ceux de la North West Company racontent aux Indiens au sujet du Corps of Discovery.
[3]C’est ainsi que Lewis et Clark appellent, dans leurs carnets de voyage, les Québécois et les métis québécois – indiens.
[4]Avant d’affronter les montagnes Rocheuses, le Corps of Discovery a passé l’hiver à proximité de la frontière canadienne, chez les Indiens Mandans.
[5]Il s’agit de Charbonneau, Sacajawea, Crouzat, Labiche, Lepage et Drouillard.
[6]A plusieurs reprises Drouillard a failli être tué par des ours.
[7]De Drouillard, Clark écrit dans son journal en date du 12 janvier 1806 : « Je ne sais comment nous pourrions subsister, sinon très mal, sans les efforts de cet excellent chasseur. ».
[8]Il s’agissait uniquement de militaires.
[9]Ils ont touché des gages et des biens en nature. Par exemple, quand Charbonneau a quitté leCorps of Discovery le 17 août 1806, il a reçu une somme de 500,33 $ et des outils de forgeron.
[10]A noter que ces cours d’eau ont été tous rebaptisés depuis. Peut-être dans le but d’effacer toute trace de la présence française dans cette partie des Etats-Unis d’Amérique.
[11]Il s’agit de Jean – Baptiste (né pendant l’expédition) et de Lizette née en 1812.