Située sur un promontoire rocheux, sur la rive droite de l’estuaire de la Gironde, la ville de Blaye a toujours eu un rôle stratégique majeur symbolisé par sa devise actuelle « Étoile et clef de l'Aquitaine ». C’est ainsi que la Citadelle de Blaye est l’une des douze fortifications de Vauban inscrites depuis 2008 au patrimoine mondial de l’UNESCO. Face à ce fleuron historique de la ville, le très ancien vignoble de Blaye, qui s’étend en bordure d’estuaire, produit aujourd’hui les vins renommés de Blaye Côtes de Bordeaux. A ce riche patrimoine historique s’ajoute un formidable patrimoine naturel. Du haut de la citadelle, on peut observer, vers l’embouchure de la Gironde, les nombreux oiseaux migrateurs et sédentaires qui se réfugient dans le marais tout proche. C’est d’ailleurs dans ce marais du Blayais qu’en 1772 un projet de colonie acadienne a bien failli voir le jour. Et si les oiseaux migrateurs n’en ont jamais vu la couleur, ce n’est certainement pas à cause des Acadiens eux-mêmes…
En ce début d’année 1772, les réfugiés acadiens en France sont toujours rassemblés en majorité à Saint-Malo et dans sa région. Formant un noyau principal de près de 1800 Acadiens, sur environ 2500 pensionnés par le gouvernement, ils sont sans doute d’abord motivés par la volonté de regrouper les familles. Aussi, lorsque le commissaire de la marine Antoine-Philippe Lemoyne est chargé de présenter un plan d’établissement de ces familles sur des terres du Royaume, la solution semble toute trouvée. Il pense tout naturellement à des terres royales disponibles et suffisamment vastes pour que les familles restent groupées. Et justement, il connaît, dans la généralité de Bordeaux, un domaine royal dénommé la « Comtau[1] de Blaye », qui était à l’origine un grand marais de 32000 journaux[2], soit environ 12000 hectares…
C’est ce grand marais du Blayais, seigneurie du roi de France, que Claude de Rouvroy, premier duc de Saint-Simon, avait obtenu en concession en 1647, en vue de l’assécher. Pour mener à bien cette opération, le duc de Saint-Simon s’était alors entendu avec tous les ayants droits de la Comtau, c’est-à-dire les religieux, gentilshommes, officiers et autres habitants du Blayais qui en détenaient des droits d’usage. C’est ainsi qu’une étendue de 7000 journaux (environ 2600 hectares), entre Étauliers et Saugon (nord-est de Blaye), avait été distraite de la Comtau pour être attribuée, à titre de dédommagement, à tous les habitants de 25 paroisses du Blayais. En réalité, ces usagers n’étaient autorisés qu’à faire paître leurs bêtes et à prendre leur bois de chauffage sur ce « communal » dont le roi restait propriétaire…
En mars 1764, le Conseil du roi avait ordonné le partage du communal entre les 25 paroisses du Blayais qui avaient des droits d’usage, afin qu’il soit enfin défriché et mis en culture par des acquéreurs de terres. Et c’est précisément sur ce communal que Lemoyne pensait établir les familles acadiennes. Certes, on n’y trouvait généralement qu’une lande « rase et stérile » dont des riverains avaient usurpé de larges portions pour les défricher et les mettre en culture. Mais il y avait aussi une belle forêt royale de 1000 journaux, jouxtant le communal, qui pouvait offrir les ressources nécessaires à la future colonie acadienne…
Hélas, Lemoyne a très vite réalisé que son projet rencontrerait d’inextricables difficultés juridiques, à cause de la résistance des usagers du communal. Comme le précise Jean-François Mouhot, « Le problème, ici comme ailleurs, ne vient pas des Acadiens. Il résulte de l’hostilité des populations à l’expropriation de "terres vagues et vaines" utilisées par la communauté ». Le problème est en effet bien plus général. A cette époque, le roi ne pouvait pratiquement plus disposer librement de ses domaines qui faisaient tous l’objet d’un engagement ou d’une aliénation de jouissance à des seigneurs ou à des communautés. Lemoyne doit donc renoncer à son projet. Les familles acadiennes ne s’installeront pas dans le marais du Blayais, ni d’ailleurs dans aucun autre domaine royal…
En 1772, le Blayais s’est donc interdit de figurer aujourd’hui parmi les hauts lieux de la mémoire acadienne en France. La faute à un vieux système foncier d’Ancien Régime complètement sclérosé. Mais la Nouvelle-France a laissé à la ville de Blaye un solide héritage mémoriel. Né à Blaye en février 1686, le fameux corsaire et officier de marine Pierre Morpain était capitaine de port à l’Île Royale quand il s’est vaillamment illustré, au printemps 1745, lors de la chute de la forteresse de Louisbourg. L’officier de marine canadien Jean-Baptiste Nicolas Roch de Ramezay était lieutenant du roi à Québec lors de la perte de la ville dont il a signé l’acte de capitulation, le 18 septembre 1759. Peu après son retour en France, il s’est installé définitivement à Blaye où il est mort en mai 1777. D’autres enfants de Blaye, beaucoup moins connus, sont aussi partis en Nouvelle-France. Et pourtant, l’histoire a mis en lumière ces deux vaillants officiers de marine qui se sont également illustrés, à un moment de leur carrière, comme défenseurs de l’Acadie française (voir figure). C’est pour cela qu’à Blaye, la mémoire de la Nouvelle-France est tout de même un peu celle de l’Acadie française.
Jean-Marc Agator
Image d'en-tête : La citadelle de Blaye au 18e siècle (auteur anonyme, domaine public)
Atlas des paysages de la Gironde ; Les marais de l’estuaire de la Gironde, d’après les recherches de Didier Coquillas, docteur en histoire de l’Université Bordeaux 3.
Commission Franco-Québécoise des Lieux de Mémoire Communs ; Ces villes et villages de France, berceau de l’Amérique française ; Aquitaine et Midi-Pyrénées (p. 64-65).
Dictionnaire biographique du Canada (Pierre Morpain, Jean-Baptiste Nicolas Roch de Ramezay).
Martin, Ernest ; Les exilés acadiens en France au XVIIIe siècle et leur établissement en Poitou ; Geste éditions, La Crèche, 2012.
Mouhot, Jean-François ; Les réfugiés acadiens en France - 1758-1785, l'impossible réintégration ? Presses universitaires de Rennes, 2012 ; et base documentaire associée, Septentrion.
[1] La Comtau désigne ici, en langue gasconne, le territoire du marais du Blayais.
[2] Le journal est une étendue parcellaire qu’un laboureur peut parcourir en une journée, variable suivant les contrées, soit un tiers à un demi hectare.