Située à seulement 20 minutes en bateau de la commune de Fouras, en Charente Maritime, l'Île d'Aix a toujours eu une haute importance stratégique. Le Fort de la Rade, construit à partir de 1692 à la pointe sud de l'île, contrôlait l'accès à la rade d'Aix, lieu de mouillage des vaisseaux du roi, face à l'embouchure de la Charente. Ce fort a été détruit par les Britanniques fin septembre 1757, pendant la guerre de Sept Ans, et entièrement restauré sous le Premier Empire, puis modernisé dans la seconde moitié du 19e siècle. Ces importants travaux de restauration lui ont donné sa physionomie actuelle. Aujourd'hui, sur le quai de l'Acadie, une plaque rappelle aussi que l'Île d'Aix a accueilli, à partir de la fin 1758, de nombreux réfugiés acadiens victimes de la chute de la Nouvelle-France ou rapatriés des colonies restées françaises[1]. Cet accueil sanitaire permettait de soigner les réfugiés malades pour soulager les hôpitaux de Rochefort et La Rochelle et prévenir les effets d'une possible contagion. Parmi ces réfugiés, plusieurs familles acadiennes installées sur l'île ont été identifiées. Par chance, elles avaient réussi à rester soudées, malgré les multiples épreuves subies depuis leur expulsion de l'Île Saint-Jean. Voici leur incroyable odyssée…
En 1766, un mémoire du commissaire de la marine Lemoyne signalait en effet que douze familles acadiennes étaient encore à la charge du roi sur l'Île d'Aix. On connaît sans doute maintenant la plupart d'entre elles d'après les actes d'état civil du registre de la paroisse Saint-Martin de l'Île d'Aix pour les années 1765 à 1767[2]. Dans cette période, cinq baptêmes, un mariage et cinq inhumations ont été célébrés parmi ces familles revenues ensemble de la colonie de Guyane en 1765, après un long périple. L'année précédente, en 1764, l'état de santé déplorable des réfugiés sur les côtes charentaises avait contraint le maréchal de Sennectère[3] à utiliser l'hôpital de fortune installé sur l'Île d'Aix deux ans plus tôt pour accueillir une escadre de Saint-Domingue[4]. Nul doute que les familles acadiennes ont pu en bénéficier et alléger ainsi leurs souffrances. Dans l'espoir d'une vie meilleure, elles avaient scellé leur amitié en célébrant le mariage de Gervais Gautreau et de Marguerite Le Prince[5], le 13 février 1766, en présence de nombreux témoins, tous acadiens. Elles n'avaient pas oublié qu'elles devaient leur destin commun à un coup du sort, au large des côtes françaises.
Nous sommes à la fin décembre 1758. Un bateau anglais vient d'arriver au port de Boulogne-sur-Mer (Boulogne), transportant 179 passagers acadiens. Dans leur malheur, ces passagers ont eu beaucoup de chance. Expulsés de l'Île Saint-Jean un mois plus tôt, ils avaient été entassés dans l'entrepont du bateau et traités de façon déplorable par l'équipage. Ils avaient toutefois réchappé d'une violente tempête qui les avait détournés de Saint-Malo, leur destination initiale. Après une courte escale à Portsmouth, le capitaine anglais avait reçu l'ordre de les débarquer au premier port de France. Compte tenu des forts vents d'ouest et de la mauvaise houle en Manche, il avait choisi de faire route vent arrière vers Boulogne. Stupéfaite, la population boulonnaise observe l'arrivée inopinée de ces réfugiés acadiens dont la misère est profonde et l'état de santé précaire. La municipalité prend alors des dispositions d'urgence pour leur procurer le logement, le chauffage et la subsistance, malgré le peu de ressources de cette petite ville de 8000 habitants. Qui étaient ces réfugiés ? Ils ont presque tous été identifiés[6] et parmi eux se trouvaient déjà la plupart des Acadiens de l'Île d'Aix[7]. Ils sont restés en tout cas six ans à Boulogne, jusqu'à leur départ pour la Guyane.
C'est finalement le 22 novembre 1764 qu'une majorité des Acadiens de Boulogne ont rejoint la nouvelle colonie de Guyane voulue par le ministre Choiseul[8]. Quand ils arrivent à Cayenne, en février 1765, la chance leur a encore souri et ne va pas les quitter. Le voyage transatlantique s'est bien passé, sous la houlette d'un capitaine normand respectueux de ses passagers, sans aucun malade à bord. Hélas, ils constatent rapidement que le projet de nouvelle colonie de Guyane ne verra jamais le jour. Pire encore, victime d’une incroyable légèreté dans sa préparation et son exécution, ce projet est devenu un véritable désastre humanitaire. En 1764, quand les nombreux bateaux de migrants sont arrivés à Cayenne, expédiés depuis Rochefort dans le plus grand désordre, la nouvelle colonie, à l'embouchure de la rivière Kourou, n’était absolument pas prête à les recevoir. En Guyane, en pleine saison des pluies, les maladies, le manque de vivres, d'eau potable et de médicaments ont fait des ravages effroyables. Selon Bernard Cherubini[9], l'expédition de Kourou a envoyé en Guyane environ 14000 colons blancs, en grande majorité allemands et alsaciens, mais aussi acadiens, canadiens et français. Environ 11000 ont péri pendant leur voyage ou dans les premiers mois suivant leur arrivée dans la colonie.
Encore une fois, les Acadiens de Boulogne l'ont échappé belle. Après avoir évité les privations sévères et les épidémies pendant leur court séjour en Guyane, ils étaient trop heureux de figurer parmi les 2000 colons rapatriés en métropole, à l'Île d'Aix et à Rochefort. Désormais, leur odyssée devait se poursuivre en métropole et, pour beaucoup d'entre eux, en Louisiane. Qu'est devenu Gervais Gautreau, le marié de l'Île d'Aix, âgé de 22 ans au moment de son mariage ? Il ne s'est pas épanoui dans une colonie agricole, mais dans un port en exerçant des métiers de la mer. Après Rochefort, il s'est rendu à Lorient puis de nouveau à Boulogne, où ses deux parents étaient enterrés. En 1780, veuf de sa première épouse, il s'est remarié avec une jeune boulonnaise, en choisissant de s'intégrer dans la société locale. Mais ceci est une autre histoire…
Image d'en-tête : Paquebot anglais (packet boat) vers 1780 en Manche, tel que ceux utilisés pour transporter les réfugiés acadiens (artiste Thomas Luny, centre d'art britannique de Yale, domaine public).
Jean-Marc Agator
Yves Boyer-Vidal, capitaine de vaisseau, Le retour des Acadiens - Errances terrestres et maritimes 1750-1850, Editions du Gerfaut, 2005.
Jean-François Mouhot, Les réfugiés acadiens en France - 1758-1785, l'impossible réintégration ? Presses Universitaires de Rennes, 2012, et base documentaire associée (Septentrion), incluant les correspondances officielles sur l'Île d'Aix.
Sites internet : Mairie de l'Île d'Aix, Ministère de la Culture (Fortifications de l'Île d'Aix).
[1] Colonies d'Amérique restées françaises après la signature du traité de Paris (février 1763) : Guyane, Antilles (Saint-Domingue, Guadeloupe, Martinique, Sainte-Lucie), îles Malouines, îles Saint-Pierre et Miquelon.
[2] Jacques Nerrou, Etat civil de l'Île d'Aix - 1765-1767, Bulletin RRFA n°32 (décembre 2004), d'après les archives de l'Île d'Aix (collection du greffe, registre paroissial, 1760-1793).
[3] Jean-Charles de Saint-Nectaire (ou Sennectère), commandant général en Poitou, Saintonge et pays d'Aunis depuis 1756, maréchal de France depuis 1757.
[4] D. Guillemet et D. Rouet, Le complexe Rochefort-La Rochelle et le refuge acadien (1758-1773), dans l'ouvrage collectif Champlain ou les portes du nouveau monde, Geste éditions, 2004, p.161.
[5] Selon l'acte de mariage, Gervais Gautreau est le fils mineur de défunt Charles Gautreau et de Marie Hébert et Marguerite Le Prince est la fille mineure d'Antoine Prince et de défunte Judith Boudreau, tous de l'Acadie dans l'Amérique Septentrionale.
[6] Bruno Haffreingue, Les 179 Acadiens de Boulogne-sur-Mer, site personnel, 2000.
[7] Les deux futurs mariés (Gervais Gautreau, 15 ans, et Marguerite Le Prince, 11 ans), leurs familles et des membres des familles Aucoin, Dugas, LeBlanc et Trahan, tous originaires du bassin des Mines, en Nouvelle-Ecosse.
[8] Ce projet colonial, cher à Etienne-François, duc de Choiseul, secrétaire d'Etat à la Guerre et à la Marine, prévoyait de recruter 10000 paysans blancs chargés d’élever du bétail et de faire pousser des cultures vivrières pour le compte de grands propriétaires terriens, en échange d’un salaire et d’une allocation du roi. On offrait aux paysans une aide généreuse et on leur octroyait des petits terrains qu'ils ne pouvaient cependant pas exploiter avant cinq ans.
[9] Bernard Cherubini, Les Acadiens en Guyane (1765-1848) : une “société d’habitation” à la marge ou la résistance d’un modèle d’organisation sociale, Port Acadie, 2008, p.152.