L'inventeur autoproclamé du jazz : Jerry Roll Morton (1890/1941).

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Tout le monde connait la chanson enfantine en forme de questionnement : qui a inventé l'école ? C'est ce sacré.... Mais une autre question continue à diviser le cercle des passionnés de jazz : qui a inventé le jazz? Les noms des prétendants sont nombreux : Scott Joplin , King Oliver, Louis Armstrong pour ne citer que les plus célèbres. Intéressons nous à l'un d'entre eux, sans doute le moins connu du grand public , mais pas le moins influent aux dires des musiciens de jazz eux même: Jerry Roll Morton.

Des ancêtres Français :

« Si j'en crois ce que l'on dit..

..un appel vert olive et gris..

..ma famille habitait la Nouvelle Orléans..

..une harmonie pareille à la mousse d'Espagne..

..Longtemps avant l'achat de la Louisiane..

..l'appel lointain d'une fanfare..

..et tous les miens tout droit venus..

..je puis vous l'affirmer , des rivages de France..

..Débarquèrent ici il y a des années.. »

Cet extrait d'un blues chanté par Jerry Roll Morton fut retranscrit par Alan Lomax , le fameux ethnomusicologue grand collecteur des musiques américaines et caraïbes du début du 20ième siècle.

Ce dernier réalisa un interview remarquable de JR Morton en 1938 qui a permis d'en savoir un peu plus sur la vie de ce musicien aussi extraordinaire que fantasque . 

L'inventeur autoproclamé du jazz : jerry roll morton (1890/1941). 1

Jerry Roll Morton serait né à la Nouvelle Orléans le 20 octobre 1890 ( ou 1885?). Il est mort à Los Angeles le 10 juillet 1941. Son vrai nom est Ferdinand Joseph Lamothe. D'origine créole , son beau père qui l'a reconnu, s'appelait Mouton. D'où son pseudonyme de Morton , anglicisation de Mouton, car Jerry  Roll ne voulait pas passer pour le frenchy ( le petit Français) quand il a commencé à être connu et à voyager. Son surnom Jerry Roll est le nom d'un gâteau roulé comportant une conotation sexuelle. 

Ses ancêtres habitaient la Nouvelle Orléans longtemps avant l'achat de la Louisiane et tous venaient d'après lui des rivages de France même si on peut penser que le nom de Lamothe serait plutôt d' origine Haïtienne. Ses arrières grands parents avaient pour nom Pechet, ses grands parents Monette. Selon Jerry Roll , aucun d'entre eux n'avaient jamais prononcé de son vivant un seul mot d'Américain. Sa maman Louise, d'une grande beauté selon ses dires, épousa Ferdinand de La mothe , l'un des plus grands entrepreneurs de démolition du sud des Etas Unis.

 Les premiers émois musicaux et le début de carrière

A l'âge de 6 mois, Jerry Roll  se retrouve en prison avec sa marraine qui le gardait souvent et qui venait d'être arrêtée suite à une violente bagarre de rue. Il y vécut sa première inspiration musicale.  Les prisonniers chantaient. Dès qu'ils s'arrêtaient, le petit Ferdinand ( son vrai prénom donné en l'honneur du roi d'Espagne*) se mettait à brailler de toutes ses forces . Et les prisonniers reprenaient leurs chants. Son premier instrument fut deux barreaux de chaise ( je le cite). C'était quand même mieux que les barreaux d'une prison !

Puis après s'être essayé à l' harmonica des l'âge de 5 ans, il se mit en devoir de toucher à tous les instruments présents dans la maison : batterie, trombone, guitare, violon. A l'adolescence, il découvrit les fanfares de rue qui avaient coutume de parader mais aussi de «  férailler » dans les rues de La Nouvelle Orléans notamment pendant le Mardi gras . C'était essentiellement des orchestres d'instruments à vent mais le jeune Jerry Roll s'invitait régulièrement dans l'un d'eux comme chanteur, percussioniste et même parfois comme «  éclaireur » car souvent les parades finissaient en bataille rangée. Il toucha aussi à la guitare et découvrit le blues chanté. Sa première formation dans laquelle il tenait justement la guitare fut un quatuor spécialisé dans les chants religieux pour enterrements . Lui et ses camarades commencèrent à gagner un peu d'argent en faisant du repérage pour trouver les maisons où un décès avait eu lieu afin de proposer leur service. A la mort de sa mère à l'âge de 14 ans , il dut trouver  un travail et fit une formation de tonnelier. Il commenca à fréquenter les bars et les lieux de nuit.  Un soir , au cours d'une virée,  on lui dit qu'une «  maison » se trouvait sans pianiste. Il se présenta , fut accepté,  et fit  tremblant de peur ses grands débuts de pianiste. Dès qu'il plaqua les premiers accords, le public présent s'exclama : » ce gamin est un prodige. ». Il recut la belle somme de 20 dollars en pourboire ce qui représentait un peu plus que son salaire mensuel de tonnelier.

Mais la révélation vint quand , à l'occasion de l'une des nombreuses réceptions données dans les maisons de la Nouvelle Orléans, il entendit le fameux  pianiste WC Handy jouer un très beau ragtime.  Il avait rencontré son destin. Il serait pianiste.

Les origines du jazz

Le jazz tel qu'on le définit aujourd'hui est né dans les années 20 d'un mariage improbable entre les danses Cake-Walks originelles, le Ragtime, les fanfares de rue de la Nouvelle Orléans et les harmonies classiques européennes.

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Cake Walk - YouTube

Il nous faut remonter à la fin du 19 ième siècle pour comprendre l'importance sociale de sa naissance outre -Atlantique. Les premiers échos d'une fronde de la communauté africaine-américaine naissent à travers les Cake-Walks. Ces danses caricaturales que les Noirs d'Amérique avaient créées pour se moquer des riches propriétaires blancs, lors des bals populaires du sud des Etats-Unis, se transformeront progressivement en un style musical plus structuré qu'on appellera le Ragtime. La virtuosité des interprètes d'alors révèlera d'ailleurs déjà un partage inconscient de cultures héritées des continents africain et européen. Esclaves et colons confronteront leurs identités respectives, souvent au prix de violents face-à-face, mais ces échanges involontaires accélèreront l'émergence d'un langage artistique musical métissé et déterminant. Jerry Roll Morton en fut l'un des premiers locuteurs. En effet, nul mieux que ce créole  n'a montré comment ce métissage s'est opéré au début du siècle alors que cette musique ne portait pas encore le nom de jazz dans une ville « habitée par des hommes d'à peu près toutes les races de la surface du globe . Nous avions des Français , des Espagnols, des Antillais, des Américains et nous vivions sur un même pied d'égalité »

Ainsi la tolérante Nouvelle Orléans assimila lentement au cours des siècles les influences musicales ibérique, africaine, cubaine, haïtienne, martiniquaise, parisienne, américaine pour se retrouver dans le jazz devenu une sorte de «  gumbo »( potage créole traditionnel).

Et celui qui goûta, remua, surveilla la potée de gumbo , ce fut Jerry Roll Morton le créole de couleur libre ( il y avait 400 000 créoles de couleur libres en Louisiane lors du recensement de 1860).

La musique et l'influence de JRM :

Dans l'interview qu'il donna à Alan Lomax en 1938 et qui dura plus d'un mois, Jerry Roll le musicien se double en quelque sorte d'un historien et théoricien du jazz. Louis Armstrong et Sidney Bechet pour ne citer qu'eux n'ont jamais eu cette prétention et ont surtout rapporté des anecdotes pittoresques ou témoigné sur l'introduction du jazz en Europe par exemple. Jerry Roll lui s'est toujours exprimé en musicien très conscient de son rôle surtout comme compositeur. En effet les spécialistes s'accordent pour reconnaître que Jerry Roll a été le premier pianiste et compositeur à avoir créé la transition entre le style pianistique du ragtime souvent rigide et très codifié et le style orchestral du jazz aux arrangements sophistiqués. Et qui mieux que Jerry roll lui même pour décrire ses débuts de compositeur dans cet extrait livré à Lomax :

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UNITED STATES - CIRCA 1926: 1926, Illinois, Chicago, Jelly Roll Morton and His Red Hot Peppers, L-R: Andrew Hilaire (drums), Kid Ory (trombone), George Mitchell (trumpet), John Lindsay (bass), Jelly Roll Morton (piano), Johnny St. Cyr (banjo), Omer Simeo

« A la Nouvelle Orléans, on jouait le ragtime dans un style Hot . On peut jouer Hot tout ce que l'on veut sans pour autant faire de la musique de jazz. Hot est synonyme d'épicé. Le ragtime obéit à un mode partculier de syncope et tous les airs ne s'y prêtent pas. Mais le jazz est un style qui peut s'appliquer à n'importe quel  air. J'ai commencé à employer ce mot en 1902 pour montrer aux gens qu'il y avait une différence entre le jazz et le ragtime. La plupart des musiciens de ragtime, en particulier ceux qui jouaient comme des pieds, croyaient bien faire en accélérant le tempo en cours d'exécution( Ici Jerry Roll oppose l'idée européenne du tempo basé sur le métronome, à l'idée Africaine plus fluide, tout comme il a opposé l'harmonie européenne, rigide et compliquée au motif folklorique beaucoup plus simple). Je décrétais que c'était là une erreur , et il faut croire que j'avais raison car tout le monde s'empressa de me chiper mon style. »

Ces propos peuvent résumer  toute l'arrogance du personnage et sa revendication d'inventeur du jazz.

Extraits musicaux ( on en trouve beaucoup sur youtube, mais pas de vidéo hélas !)

Jerry Roll seul au piano met en évidence son style personnel dans  :

The Crave - Jelly Roll Morton – YouTube

Jerry roll et son orchestre dans un classique de son œuvre « Shreveport Stomp », Shreveport est une ville du Nord de la Louisiane :

Shreveport Stomp - YouTube

Original Jelly Roll Blues - Jelly Roll Morton's Red Hot Peppers - 1926 - YouTube

C'est dans la vie des créoles de Louisiane que l'on doit chercher les raisons du caractère émotionnel du jazz hot dont on peut dire que Jerry Roll fut l'inventeur. Leur musique n'était pas seulement un produit afro-américain composé d'éléments multiples mais aussi une musique nouvelle venue de la Nouvelle Orléans et créée par cette ville , exprimant la protestation et la fierté.

Cette fierté qui s'exprime dans ces propos recueillis par lomax :

«  Vous entendez ce riff ( phrase musicale courte très rythmée destinée à être répétée ). Aujourd'hui on appelle ça swing mais ce n'est rien d'autre qu'une petite chose que j'ai composée il y a très longtemps. Oui, ce riff là est si vieux qu'il a dû lui pousser des moustaches. Quoi que ce soit que vos jazzmen jouent aujourd'hui, ils jouent du Jerry Roll !! »

Avec ses musiciens du Red Hot Peppers, il fit chauffer le jazz le plus hot des années 20. Mais la génération de la crise oublia Jerry Roll et sa musique. Il fut obligé de mettre au clou ses fixe-chaussettes incrustés de diamant et 1938 le vit jouer dans une obscure boîte de nuit à Washington. Les années de pauvreté et d'oubli cependant n'avaient ni atténué son brio de pianiste ni tempéré son amour propre selon Alan  Lomax qui ajoute qu'il y avait quelque chose de terriblement émouvant chez ce «  vieux jazzman » avec ses manières de gentleman du sud et son argot appris dans les bordels de Storyville.**

Conclusion :

Joueur de billard, arnaqueur et entremetteur occasionnel, médiocre acteur comique mais avant tout pianiste, chanteur et compositeur, le Créole de la Nouvelle Orléans Ferdinand Joseph Lamothe plus connu sous le pseudo de Jerry Roll Morton traversa les milieux les plus divers et subit toutes les vicissitudes de la vie. Mais toujours conscient de sa valeur, il promena le jazz à travers de nombreux états du sud et jusqu'en Californie bien avant que Chicago et New York ne soient devenus les grands centres de cette nouvelle musique du 20 ième siècle qu'est le jazz.

*La Louisiane fut Espagnole jusqu 'en 1800 , date à laquelle elle fût rétrocédée à la France lors du traité d'alliance ( secret) de San Ildefonso. 

** Quartier historique de la Nouvelle Orléans qui concentra entre 1895 et 1917 les activités liées à l'alcool, le jeu et la prostitution. Ce quartier fut aussi l'un des premiers foyer de développement du jazz.

Sources :  Mister Jerry Roll par Alan Lomax 1950. (Flammarion)

                                                                                    Daniel Marchais , juin 2021.

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