"Land of living skies"* indique la plaque minéralogique de la voiture qui nous précède sur la Transcanada. Nous venons de traverser Brandon, cité manitobaine du blé et nous nous apprêtons à entrer dans cette Saskatchewan qui ressemble pour l'instant en tous points au Manitoba : terre horizontale divisée en milliers de rectangles délimités par de petites routes dont certaines ne peuvent être que de terre lorsqu'on voit les nuages de poussière soulevés par les quelques véhicules qui y circulent. Nous sommes dans une immensité où nulle colline ne vient accrocher le regard, sous un ciel uniformément bleu qui se noie dans les blés mûrs. L'autoroute va droit vers l'ouest. C'est simple, fascinant et cela donne un peu le tournis. On nous demandera souvent si nous souffrons de " highway hypnosis"**, état étrange entre vertige et hypnose. Et ce n'est pas la vision d'une locomotive du Canadien Pacifique qui étire sur trois bons kilomètres sa centaine de wagons à la vitesse de 25 km/h qui est de nature à nous dynamiser. Nous voici à Regina, capitale de la province et son minuscule centre ville qui malgré quelques gratte ciels garde son allure de cité pionnière du début du XXème siècle.
Esprit de revendication
Pour une population d'un peu plus d'un million d' habitants, la province compte environ 17.000 personnes dont le français est la langue première. C'est assez pour justifier la présence d'une assemblée communautaire fransaskoise qui regroupe une trentaine d'associations de toute nature, parents d'élèves, société historique, groupement de juristes, un collège post secondaire, un média en français qui vient s'ajouter aux émissions diffusées par Radio-Canada et le réseau des immigrants francophones. "Le dossier immigration est important" souligne Marc Masson, responsable des communications de l'ACF dont le rôle est de maintenir et développer la francophonie et de valoriser la Sakatchewan comme destination pour les candidats à l'immigration. Parmi eux, des personnes venant d'Afrique du nord, majoritairement tunisiennes, mais aussi de jeunes Français tentés par l'Ouest canadien.Pour le reste, être francophone en Saskatchewan, cela implique avoir un fort esprit de revendication pour maintenir sa culture.
Héritage métis
Contrairement à Winnipeg, on n'entend guère parler français à Regina, et c'est plus au nord que l'on va s'adresser à nous dans notre propre langue. Dans un territoire compris entre Saskatoon et Prince Albert. Ici, la grande plaine a fait place à un paysage de vallons sillonnés de rivières et piquetés de grands champs de pois. Voici Batoche, lieu de la bataille où fut arrêté Louis Riel venu du Montana en 1884 prêter main forte aux Métis menés par Gabriel Dumont afin qu'ils puissent garder leurs terres. Riel y fut arrêté et perdit la vie à l'issue du procès qui décida de son exécution à Regina le 16 novembre 1885.
Un guide nous raconte en aparté que la vie des Métis n'a pas été facile après la mort des chefs rebelles et que dans la Saskatchewan du XXème siècle, il n'était guère bien vu d'être Métis.... avant de nous confier que sa propre grand-mère- pour moitié cree- faisait la sourde oreille lorsqu'il était question de ses origines. A quelques kilomètres de là, au bord de la rivière Sakatchewan Sud, nous sommes à Saint-Laurent de Grandin célèbre pour son pèlerinage consacré à Notre Dame de Lourdes. Perdue au bout d'une piste forestière, une petite église de rondins s'élève au beau milieu d'une clairière.Elle donne à voir un original chemin de croix où la gerbe de blé symbolise les diverses scènes de la passion du Christ. Notre Dame de Lourdes accueille chaque année au 15 août quantités de pèlerins à majorité autochtone qui viennent se recueillir dans la grotte, réplique en minuscule de sa grande soeur béarnaise. . Plus à l'est, Saint Isidore de Bellevue, but ultime de notre voyage.Ici les habitants sont des descendants de Canadiens- Français venus du Québec au début des années 1900, comme nous l'explique Louis Gareau, ancien instituteur, dont les lointains ancêtres venus de Cognac ont peuplé l'Acadie au XVIIème siècle. La plupart d'entre eux ayant fait alliance avec des Autochtones, c'est 80% de la population qui est métisse et plutôt fière de l'être.
Multiculturalisme
Si les Français venus au XVIIIème siècle derrière Varennes et la Vérendrye ont été les premiers arrivants après les tribus autochtones, la colonisation de l'Ouest canadien a été particulièrement riche. D'autres Français ont suivi au début du XXème siècle avec des Norvégiens, des Suédois, Belges, Néerlandais, mais aussi des Slaves auxquels des terres ont été concédées à bas prix. Avant eux des Doukhobors arrivés de Russie à la toute fin du XIXème siècle, des communautés hutterites entrées au Canada à la fin de la première guerre mondiale et des Mennonites émigrants des années 1920, chaque groupe bâtissant ses temples ou ses églises. C'est ainsi qu'au bord de la route qui mène à Alvena, dans l'herbe haute qui ondule, apparaît une église à coupoles qui nous raconte la présence ukrainienne dans l'Ouest canadien. Si les célébrations se résument maintenant à trois ou quatre par année, le lieu est pieusement entretenu comme le sont les tombes du cimetière de pionniers qui lui fait face et la plaque où sont gravés dans le marbre le nom des premiers arrivés. Nous étions venus entendre les récits de vie des Caron et des Lobreau. Dans les maisons confortables des Mischuk, Urbanski, Haugen et Goldberg, des samovars rutilants et des théières de Prague nous ont aussi conté des destinées qui ont toutes commencé par un exil.
*Pays des ciels en mouvement
** Hypnose de la route
Claude Ader-Martin