La période qui nous intéresse est celle du fonds Despujols au Meadows Museum, c'est-à-dire les dessins de la Grande Guerre et surtout le fonds consacré à la découverte de l'Indochine.
En ce qui concerne l'étude de l'oeuvre picturale de Jean Despujols, nous vous recommandons la lecture du mémoire de Nicole Palard (2) qui fait référence aujourd'hui ainsi que le travail de Dana Kress, professeur d’arts plastiques à Centenary College. A Bordeaux, l’œil averti de Robert Coustet et sa capacité à révéler des talents souvent méconnus nous ont mis sur la piste de Despujols. Quant à moi, le hasard d'un parcours professionnel à Shreveport, et la découverte de cette oeuvre ethnologique si peu connue et bien conservée dans les réserves du musée, m'incite à vous en parler et faire connaître cette personnalité aquitaine qui connut une postérité américaine loin de sa mère patrie.
Jean Despujols : une formation classique, un bourreau de travail, un caractère bien trempé voire controversé.
Souvent qualifié par ses contemporains de « curieuse personnalité », menant une "vie errante et agitée", Jean Despujols est avant tout un artiste qui maîtrise la dessin où il excelle et une force intérieure que ce soit dans l'action ou sa réflexion sur l'art. Tout au long de sa carrière, Jean Despujols sera un véritable bourreau de travail dont les talents sont multiples : les beaux-arts certes mais aussi l’écriture poétique, musicale, l'engagement militant et pédagogique, voire philosophique… un homme jamais satisfait, toujours en quête de vérité et souvent controversé par ses contemporains, dans cette période de l'entre-deux-guerres, source d'affrontements et de conflits. Son activité débordante s’étend sur trois continents : Europe, Asie, Amérique.
Issu de l’Ecole de Bordeaux, Jean Despujols intégrera les valeurs défendues par son maître Paul Quinsac, c’est à dire la suprématie du dessin et d’un idéal de beauté défini par rapport à un âge d’or : l’Antiquité et la Renaissance. L’obtention du prestigieux prix de Rome pour son tableau "La passion de la vierge", reconnaît sa maîtrise des normes académiques en vigueur et lui donne l'assurance d'une carrière sous les meilleures auspices.
Pendant cette période, il réalise également des oeuvres plus personnelles relevant du cadre privé comme des portraits de famille ou d’amis, qu’il peint dans des paysages du Sud-Ouest : Bassin d’Arcachon, plages océanes, pays Basques…, la plupart de ces tableaux appartiennent à des collections privées.
Mobilisé en 1914, le soldat Despujols va connaître les plus durs champs de batailles : Verdun, Chemin des Dames … L’horreur, la pitié, l’amitié et surtout l’héroïsme resteront à ses yeux les valeurs essentielles auxquelles il se raccrocha. La qualité du trait est précis, rapide et acéré pour dépeindre ses compagnons de tranchées. Homme d'action, il fut décoré de la croix de Guerre et de la légion d'honneur pour services rendus à son régiment (3). La publication de ses dessins de guerre, des extraits de ses journaux et poèmes font régulièrement ll’objet d'expositions, tous ces éléments sont conservés aux Etats-Unis.
Après la guerre, il rejoint un groupe de jeunes artistes qui sous l’influence du Bordelais Jean Dupas, s’efforce de jeter les bases d’un renouveau néo-classique, une approche moderne respectueuse de la tradition mais sans "servilité académique". A contrario, méfiance à l'égard des recherches de l'avant-garde. Après quelques années passées à la Villa Médicis où il rencontre sa 1ère épouse, Jean Despujols s’installe à Paris, où il honore de nombreuses commandes privées et officielles, tout en participant aux grands salons parisiens de l'époque. La femme occupe une place privilégiée dans son oeuvre : femme mère et ses enfants, femme intellectuelle lisant ou jouant du piano, femme éternellement jeune au corps magnifié mais aussi femme moderne et sportive, une certaine plasticité féminine propre au style de Despujols fait de formes pleines et sensuelles que nous retrouvons aussi dans son oeuvre indochinoise.
Pourquoi l’Amérique ?
En marge de son travail artistique, ses activités d'enseignant ont joué un rôle important, voir une certaine fierté qui s'inscrivait dans une tradition familiale. De 1924 à 1936, il travaille à l'Ecole Américaine des Beaux-Arts de Fontainebleau. C’est là qu’il fera la connaissance de sa 2eépouse : Milicent Martin, une pianiste américaine qui deviendra bien vite son modèle privilégié. Très apprécié de ses élèves, le peintre américain Clarence A. Brodeur lui rendra hommage en ces termes "Un grand professeur avec une rare faculté pour évaluer et donner des conseils à chaque talent individuel...". A 50 ans, il est au sommet de sa carrière artistique et ses talents reconnus.
Une opportunité se présente à lui en 1936, lorsqu’il remporte le prix de l’Indochine qui va lui permettre de passer deux ans dans les colonies asiatiques de l’Empire. La requête du Grand Conseil Economique formulée auprès de la Société des Artistes Coloniaux est qu’ « un artiste de talent soit commissionné pour parcourir les Etats d’Indochine afin d’en relater les paysages, les peuples et leur façon de vivre avant que les influences occidentales ne les aient changés pour toujours ». Pour Jean Despujols, il s’agit de s’immerger au plus vite, au sein des populations du Cambodge, Laos et Vietnam, et éviter les grandes villes déjà occidentalisées. Voir, comprendre, aimer sont ses objectifs. Les préparatifs, le suivi de son séjour et ses réalisations sont minutieusement inscrits dans son journal de voyage.
Il réalisera un total de 328 œuvres répertoriées : presque une œuvre tous les 2 jours ! auxquelles s’ajoutent des compositions musicales, la collecte de textiles, de vêtements et d'objets qui sont aujourd'hui conservés à Shreveport, un véritable travail d'ethnologue! En retour, le Prix n'impliquait que de faibles obligations: la tenue de deux expositions à la fin de son séjour et un compte rendu de son voyage à la Société des Artistes Coloniaux. En 1938, il s’embarque à Haiphong avec son œuvre et revient par le Japon et les îles Hawaï avant d’atterrir à San Francisco où il exposera dans plusieurs villes du pays avant de rejoindre sa famille. Il s'embarque pour la France en 1939 afin de remplir ses engagements auprès de la Société des Artistes Coloniaux qui prévoit une grande exposition au Pavillon de l’Orangerie, aux Tuileries. Malheureusement, la Seconde Guerre Mondiale est déclarée: son urgence sera de cacher son oeuvre dans une propriété familiale en Gironde et de rejoindre au plus vite sa famille aux Etats-Unis où il obtient la nationalité américaine en 1945. Il ne reviendra jamais en France. Il fera venir son oeuvre aux Etats-Unis en 1948 et il s'en occupera jusqu'à la fin de sa vie. Curieusement, la culture du Nouveau Monde ne l'inspira pas. Il continuera sa carrière d'enseignant et de portraitiste auprès des familles fortunées du pétrole à Shreveport sans renouveler son style.
En 1951, la revue National Geographic Magazine dont le lectorat est international, va apporter un regain de renommée à son oeuvre indochinoise avec la publication d'une sélection de 16 reproductions pour montrer la variété des ethnies et des paysages, un héritage culturel menacé cette fois, par les ravages de la guerre. En 1965, il meurt en pleine guerre du Vietnam, et repose désormais au cimetière de Greenwood à Shreveport (3).
Une postérité américaine et une consécration muséographique
En 1969, Algur H. Meadows (1899-1978), fortune du pétrole et grand amateur d’art de renom, connaît bien une partie de l’Asie peinte par Despujols pour y avoir séjourné. Meadows, déjà propriétaire d'un musée d'art sur la peinture espagnole à Dallas, part du principe que "les peintures de l'artiste rendent compte du genre de vie beaucoup mieux que n'importe quel récit historique". Il achète la collection aux enfants Despujols et l’offre au Centenary College où il a obtenu son diplôme universitaire de droit. Une nouvelle vie commence pour l'oeuvre de Despujols, lui-même n'avait-il pas rêvé d'un musée "la plus démocratique des institutions".
Anne Marbot
(1) Les peintures suivantes : "La gloire du pays basque" (1925) est conservée au Musée de Beauvais, les études préparatoires du tableau "La Chute", et 'L'agriculture" au Musée de la ville du Havre. "La partie de pêche" (1925) est conservée au Musée des Années 30 de Boulogne- Billancourt. "L'Agriculture" (commande pour illustrer la prospérité de Bordeaux, 1925) au Musée d'Aquitaine. "La Pensée" (1928) au Musée Art et Industrie de Roubaix.
(2) Recherches sur Jean Despujols (1886-1965) : vie et oeuvres. Nicole Grangé-Palard. Mémoire histoire de l'Art, Univ. Michel de Montaigne, 1993.
(3) Il repose au cimetière de Greenwood à Shreveport. Ses récompenses pour faits de guerre sont inscrites sur sa tombe au même titre que celles du prix de la ville de Bordeaux et le prix de Rome.