Une métairie pour des Acadiens à Saint-Victour, en Haute-Corrèze

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Carte saint-victour
Carte du sentier de randonnée « Le mystère de l’étang noir », à Saint-Victour, où figure une partie des hameaux du village (source Tourisme de Haute-Corrèze)

La commune de Saint-Victour (190 habitants), située dans l’arrondissement d’Ussel, en Haute-Corrèze, est composée de onze hameaux dispersés autour du centre-bourg où se trouvent l’église et le château de Saint-Victour. Une autre curiosité de la commune est le fameux Etang Noir, un étang à l’aspect mystérieux, blotti au creux d’une forêt épaisse, d’où son nom (voir la très belle vidéo). Projetons-nous maintenant il y a exactement 250 ans. En 1772, cet étang poissonneux appartenait au seigneur du lieu, le marquis de Saint-Victour, qui en détenait les droits de seigneurie banale.[1] Le marquis était surtout le plus gros propriétaire de la paroisse. Déjà propriétaire du château et de ses terres (près de 200 hectares en métayage), il possédait également trois grandes fermes louées à des métayers à Lamazière, à Chaux et au Mas Laporte. Était-il pour autant satisfait du travail de ses métayers ? Dans ce Limousin sous-peuplé, après trois années de famine, les propriétaires manquaient cruellement de bons cultivateurs pour défricher les nombreuses terres en friche. Et si le marquis de Saint-Victour avait décidé de recruter des réfugiés acadiens, réputés plus industrieux ?

L’offre du marquis

Église et château de saint-victour
Eglise et château de Saint-Victour. Le château, dont l’origine remonte au 15e siècle, est aujourd’hui une propriété privée et ne se visite pas (image Bleuet Vert Productions)

En cette année 1772, le marquis de Saint-Victour était âgé de 37 ans et marié depuis six ans avec la fille d'un secrétaire du roi parisien. Déjà subdélégué de l'intendant de Limoges, il était devenu gouverneur de Tulle, tout en cumulant les fonctions de directeur de la manufacture d'armes de Tulle, dont il était propriétaire, et de directeur des postes et messageries royales, à Paris. Séjournant la plupart du temps à Paris, il ne se désintéressait pourtant pas de son domaine de Saint-Victour, dont il avait confié la gestion à un fidèle régisseur. Mais comme le précise Jean-Michel Decelle, "Au total, 67 % de la surface agricole de la paroisse sont composés de pacages, chaumes et surtout champs froids, terres de mauvaise qualité souvent humides.". En somme, le marquis disposait de terres souvent peu productives et seuls des cultivateurs laborieux et intelligents lui semblaient capables d’en procurer de bien meilleurs revenus …

L’idée de recruter des Acadiens lui était venue de son ami Antoine-Philippe Lemoyne, commissaire général de la marine, chargé de proposer des solutions d’établissement des réfugiés acadiens sur des terres du Royaume. Toutefois, autour du village de Saint-Victour, les autres propriétaires nobles semblaient réticents. Pourquoi confier ses terres à d’illustres inconnus, en ces temps difficiles ? Le marquis était cependant résolu à montrer l’exemple, quitte à congédier certains de ses propres métayers qu’il trouvait décidément trop paresseux. Son offre à une famille acadienne semblait très avantageuse, digne des meilleurs paysans du Limousin. Qu’on en juge…

Le marquis proposait d’accueillir les Acadiens « tous frais payés », c’est-à-dire en leur offrant une ferme meublée, des outils aratoires et des bestiaux (bœufs, vaches, bêtes à laine). Il comptait leur laisser pour salaire la moitié des récoltes et la moitié de l’accroissement du cheptel et leur abandonner en propriété, à l’issue d’un bail de 20 ans, la moitié des nouvelles terres qu’ils défricheraient. Naturellement, il restait exigeant sur la composition de la famille. Il demandait « cinq hommes sûrs, laborieux et bons cultivateurs et entendus aux soins des prairies naturelles et bêtes à corne et à laine ». De même, il demandait au moins « trois femmes, bonnes ménagères de campagne, intelligentes pour la basse-cour, le soin des bêtes à laine et la laiterie des vaches et des brebis ». Face à une offre aussi avantageuse, le commissaire Lemoyne et son ministre de la Marine se sont montrés confiants. Ils trouveront bien des chefs de famille acadiens volontaires pour s’installer à Saint-Victour…

La réaction des Acadiens

Pacages et bétails du limousin
Pacages et bétails du Limousin (peinture de Jules Dupré, 1837, collection Metropolitan Museum of Art, domaine public)

A Saint-Malo, où étaient regroupés la plupart des Acadiens réfugiés en France, deux chefs de famille, Marin Daigle et son beau-frère Prosper Giroire, ont accepté l’invitation du marquis de Saint-Victour. Les deux émissaires acadiens se mettent en route le 22 novembre 1772 et arrivent à Ussel 17 jours plus tard, via Limoges et Tulle, persuadés que leur avenir est en Limousin. Satisfait de ses premiers échanges avec eux, le marquis note que leur seule inquiétude porte sur le traitement qu’ils attendent du roi, si leur installation a bien lieu. Continueront-ils à recevoir, pendant au moins deux ans, la solde de six sous par jour et par personne versée aux réfugiés acadiens ? Devront-ils payer des impositions élevées en Limousin ou pourront-ils bénéficier d’exemptions, en particulier pour leurs terres défrichées ? Finalement, après une longue hésitation, les deux émissaires décident de refuser l’offre du marquis, ce qui met le commissaire Lemoyne en colère. Pour lui, « la tête tourne absolument aux Acadiens », sans qu’il en conçoive vraiment les raisons…

En réalité, le refus des deux Acadiens était assez compréhensible. Leurs préoccupations fiscales avaient été largement ressassées parmi les chefs acadiens à Saint-Malo. Ils craignaient de payer trop d’impôts en Limousin, sans réelle garantie de continuer à recevoir la solde de six sous ni d’obtenir des exemptions fiscales. Dans une région se relevant difficilement de trois années de disette, au climat rude et aux sols pauvres, ils craignaient aussi de partager la misère des paysans limousins[2]. Toutefois, les réfugiés acadiens avaient déjà exprimé, à Saint-Malo, la raison profonde qui aurait pu les faire accepter de s’établir à Saint-Victour. Les propositions du marquis ne portaient, selon l’usage, que sur des terres affermées et non pas concédées, ce qui, aux yeux des Acadiens, représentait une différence cruciale. Si un chef de famille venait à mourir, sans titre de propriété, sa veuve et ses enfants ne seraient-ils pas déchus de leur ferme, faute de pouvoir la mettre en valeur ?

En leur accordant un titre de propriété, le marquis de Saint-Victour aurait peut-être réussi à convaincre les deux Acadiens. C’est ce que suggère l’échec ultérieur du projet de colonie de 1500 Acadiens du marquis de Pérusse des Cars sur ses terres du Poitou, au sud de Châtellerault[3]. Fin mars 1776, déçus de leur installation laborieuse et mécontents de n’avoir pas pu obtenir les titres de propriété et autres privilèges qui leur étaient promis, la plupart d’entre eux avaient abandonné Châtellerault pour Nantes. Ils laissaient en Poitou quelques familles étroitement liées, les seules réellement désireuses de s’intégrer dans la paysannerie française. Ainsi, pendant que Prosper Giroire s’installait à Nantes, Marin Daigle choisissait de rester en Poitou avec deux autres beaux-frères, ceux-là mêmes qui étaient prêts, quatre ans plus tôt, à le rejoindre sur les terres du marquis de Saint-Victour. L’ironie du sort est qu’ils n’obtiendront leur titre de propriété qu’en 1793, vingt ans après leur arrivée en terre poitevine.

Jean-Marc Agator

Image d’en-tête : Paysans limousins, au Palais des beaux-arts de Lille (peinture de Philippe-Auguste Jeanron, 1834, domaine public)

Documentation

Decelle, Jean-Michel ; Des Acadiens à Saint-Victour, une installation manquée (1772) ; Bulletin de la société scientifique, historique et archéologique de la Corrèze, 2013.

Martin, Ernest ; Les exilés acadiens en France au XVIIIe siècle et leur établissement en Poitou ; Geste éditions, La Crèche, 2012.

Rouet, Damien ; Les Acadiens dans le Poitou ; dans l’ouvrage collectif « Le Fait acadien en France, histoire et temps présent », sous la direction de André Magord ; Geste éditions, La Crèche, 2010.


[1] Il percevait une redevance obligatoirement payée par les paysans pour pouvoir exploiter l’étang poissonneux.

[2] Le marquis de Saint-Victour vantait l’alimentation saine des paysans de la région : pain de pur seigle (nourriture de base) ; pâte ou crêpe de blé sarrasin mangée dans du lait ; pâte ou bouillie d’avoine ; pommes de terre ; froment (plus rarement) ; pas de vin à table (sauf au cabaret), mais des eaux de fontaine et des laitages.

[3] Pour plus de détails, se reporter à l’article AQAF « Les réfugiés acadiens en France ».

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