« Mais c’est où exactement l’Acadie ? » me demande le jeune serveur du restaurant d’une rue fréquentée du vieux Bordeaux. Le voyant occupé à remplir des coupelles de biscuits à apéritif tandis que nous tentons d’installer ce « drôle » de drapeau qui l’interpelle, je suis tentée de lui répondre ce qu’Antonine Maillet m’avait expliqué il y a presque quinze ans dans son phare de Bouctouche : « L’Acadie n’existe qu’à travers son peuple, mais il y a chez nous un fort sentiment d’appartenance lié à notre histoire commune, où que nous soyons ». Pas sûre qu’il comprendrait. Entamer une double leçon d’histoire ET de géographie dans un cliquetis de bouteilles et d’assiettes me paraissant insurmontable, je me contente de raconter le pourquoi de ce drapeau qui ressemble tellement au nôtre et qui symbolise plusieurs siècles du cheminement d’un peuple résilient qui malgré un destin douloureux n’a ni le temps ni l’envie de s’attarder sur le passé et préfère continuer encore aujourd’hui à bâtir son histoire. Fierté d’une minorité répartie sur un territoire immense !
Arrivé la veille, le groupe d’Acadiens commence un itinéraire qui, en douze jours, va lui faire découvrir le Bordelais, le Béarn et le Pays Basque avec une petite incursion de l’autre côté de la Bidassoa. Ce sont eux qui ont souhaité rencontrer notre association au cours de ce premier dîner dans ce quartier de la ville classé par l’UNESCO et sont la puissance invitante. Qu’ils en soient remerciés. Originaires des Provinces Maritimes pour la plupart, ils ont eu le temps du voyage pour échanger sur leurs lignées, les Boudreau du sud de la Nouvelle-Ecosse, découvrant les Aucoin de l’île du Cap Breton, les Maillet du Nouveau Brunswick voisinant avec le Léger du Massachussetts, Georges Arsenault de l’île du Prince Edouard échangeant avec Susan Surette-Draper de Nouvelle-Ecosse : « Surette avec un seul r s’il vous plait, pas comme aux Etats-Unis », indique-t-elle, et l’on nous fait même remarquer la présence d’une certaine Dolorès Basque venant du Nouveau Brunswick, impatiente de voir à quoi ressemble Bayonne et ses environs !
« La plupart des participants n’ont pas de racines dans la région » souligne Claude Boudreau, tour-opérateur spécialisé dans la découverte de la France des Acadiens et de la culture des différentes communautés acadiennes dans le monde, de Terre-Neuve à la Louisiane. Il y a eu des réfugiés Acadiens à Bordeaux à partir de 1763 comme l’a montré Jean-Marc Agator dans un article publié sur notre site (voir Le Grand Dérangement s’arrête à Bordeaux), un premier groupe de 16 personnes, majoritairement des femmes et des enfants arrivés à bord du navire de commerce l’Américain en provenance de Saint Domingue. Leur doyen, Michel Haché-Gallant pourrait être l’ancêtre d’un membre du groupe des visiteurs d’aujourd’hui. Pas toujours facile de retracer les lignées de « Jean à Marthe à Louis à Pierre à Antoine » …mais on s’y emploie autour de la table tout en goutant un Bordeaux qui sans être un grand cru ne s’en laisse pas moins savourer.
Non loin d’ici, se trouve le miroir d’eau qui est à Bordeaux ce que le château Frontenac est à Québec. Point de ralliement des populations touristiques, il se trouve être sur le plan historique le lieu de départ de la frégate Le Machault, un des derniers navires de guerre parti en 1760 prêter main forte aux Français du Canada lors de la dernière bataille de la Guerre de Sept Ans. Ce qu’il en reste fait l’objet à lui tout seul d’un Musée de Parcs Canada (musée fédéral) installé en Gaspésie à Pointe à la Croix. Sabordé par son capitaine, un certain François Chenard de la Giraudais après la dernière bataille menée contre les Anglais aux côtés de guerriers Micmacs alliés à des Acadiens réfugiés dans la baie des Chaleurs après le Grand Dérangement (1), il est en partie restauré et donne à voir sa cargaison de tonneaux de vin, d’une montagne de brodequins et de vaisselle de faïence. Pas étonnant qu’avec une telle cargaison, le pauvre la Giraudais en ait été réduit à l’auto-destruction !
Ces considérations historiques laissent la place à la question des accents locaux. Comme dans le Sud-Ouest où l’on différencie plus ou moins facilement un Basque d’un Landais ou d’un Béarnais, les Acadiens au français légèrement trainant des Créoles se reconnaissent à leurs différentes intonations. « Pas moyen de confondre un Acadien de l’île du Prince Edouard avec un Acadien de Nouvelle-Ecosse », affirme l’une des convives et de rappeler les longues luttes pour le français à l’école. Née francophone, elle se souvient d’avoir été contrainte d’étudier le français dans un manuel pour anglophones. « Partout où l’on parle français, il y a un combat à mener pour conserver notre langue », ajoute-t-elle. Le fantôme de Louis Mailloux, jeune Acadien du Nouveau-Brunswick, mort à Caraquet en 1875 dans la révolte pour défendre la cause du français - et de la religion catholique - à l’école plane un instant… Le souvenir de Louis Robichaud (2) également.
On s’enthousiasme à l’évocation des belles découvertes à venir : visite du Bassin d’Arcachon, ascension de la Dune du Pyla et départ vers le Béarn où le groupe est attendu le lendemain par Jean Renault de l’association de l’Ossau à Katahdin qui tricote les liens du Béarn avec le Québec et l’Acadie. En chemin, les Acadiens se seront recueillis sur la plaque commémorative de l’action menée par les bûcherons canadiens du 165ème régiment d’Outre-mer lors de la Grande Guerre avant de découvrir les charmes de Salies de Béarn, la vallée d’Aspe, Oloron et Arette, dégustant au passage les spécialités locales de vins et de fromages. Si l’histoire est leur bâton de berger, la gastronomie les fait saliver.
Ensuite viendra Pau et la visite guidée du cœur historique de la ville et du château d’Henri IV, celui qui signa les lettres patentes de Dugua de Monts fondateur de la première colonie française au Canada en 1603. Ensuite Espelette, Urrugne et Hendaye, puis Saint Jean de Luz où seront évoquées les relations entre la forteresse de Louisbourg (Nouvelle-Ecosse) et le Pays Basque, Biarritz et Bayonne, leur patrimoine historique et gastronomique. De quoi repartir vers les Provinces Maritimes canadiennes qui auront été balayées entretemps par l’Ouragan Fiona avec plein de souvenirs et de contacts pris en Aquitaine. « Le prochain Congrès mondial Acadien aura lieu dans les Pubnicos (3) en 2024 » me glisse ma voisine. L’occasion peut être d’aller à notre tour, faire un tour au pays d’Evangéline (4).
Image d’en-tête : Les Acadiens sur la Dune du Pyla (ou Pilat) (photo Claude Boudreau)
Claude Ader-Martin
(1) Génocide du peuple Acadien (1755-1763) durant lequel 10.000 personnes ont été déportées dans les colonies anglaises d’Amérique ainsi qu’en Europe.
(2) Louis Joseph Robichaud, premier Acadien élu Premier ministre du Nouveau-Brunswick en 1960 dont le gouvernement a adopté la Loi sur les Langues officielles faisant du Nouveau Brunswick une province canadienne officiellement bilingue en 1969.
(3) Communauté acadienne fondée en 1653 par Philippe Mius d’Entremont en Nouvelle Ecosse.
(4) Symbole identitaire des Acadiens inspiré du poème imaginé par l’Américain Henry Longfellow, qui retrace la dislocation du peuple acadien et son errance après le Grand Dérangement.